L’accès aux infrastructures et ressources essentielles

Le refus par une entreprise dominante de donner accès à une ressource ou à une infrastructure, ou de vendre ou acheter un produit ou service à un tiers qui le demande, peut constituer un abus de position dominante. La prohibition d’un tel refus s’inscrit en principe dans le cadre de la théorie dite « des facilités essentielles ». Cette théorie a donné lieu à plusieurs décisions de justice aux Etats-Unis, dès le début du vingtième siècle, et a été mise en œuvre relativement tôt par la Commission européenne et la Cour de Justice des Communautés Européennes. Elle n’a véritablement donné lieu à une première application par le Conseil de la concurrence qu’en 1993, dans une affaire concernant l’accès à une installation de stockage de carburant, puis en 1996 concernant l’accès par des prestataires de transport à une station d’hélicoptère [Décision n° 93-D-42 du 19 octobre 1993]. La Cour d’appel de Paris a défini la notion de ressource ou d’infrastructure essentielle comme suit : « les ressources essentielles désignent des installations ou des équipements indispensables pour assurer la liaison avec les clients et/ou permettre à des concurrents d’exercer leurs activités et qu’il serait impossible de reproduire par des moyens raisonnables » [Cour d’appel de Paris, arrêt du 9 septembre 1997]. Les aspects spécifiques de l’application de la théorie des infrastructures essentielles aux droits de propriété intellectuelle sont traités dans la section du présent ouvrage consacrée aux pratiques abusives en matière de propriété intellectuelle. Par ailleurs, la théorie des facilités essentielles a donné lieu à une pratique décisionnelle abondante dans le cadre de l’ouverture de certains marchés à la concurrence, dont les aspects spécifiques font l’objet de développements détaillés dans la section du présent ouvrage consacrée aux monopoles et ex-monopoles.
Conditions générales de la caractérisation d’un abus. Dans la mesure où l’obligation de donner accès à des ressources ou à une infrastructure porte une atteinte importante à la liberté commerciale et aux droits de propriété de l’entreprise, la caractérisation d’un abus est soumise à des conditions strictes: « En premier lieu, l’infrastructure est possédée par une entreprise qui détient un monopole (ou une position dominante) ; En deuxième lieu, l’accès à l’infrastructure est strictement nécessaire (ou indispensable) pour exercer une activité concurrente sur un marché amont, aval ou complémentaire de celui sur lequel le détenteur de l’infrastructure détient un monopole (ou une position dominante) ; En troisième lieu, l’infrastructure ne peut être reproduite dans des conditions économiques raisonnables par les concurrents de l’entreprise qui la gère; En quatrième lieu, l’accès à cette infrastructure est refusé ou autorisé dans des conditions restrictives injustifiées ; En cinquième lieu, l’accès à l’infrastructure est possible. » [Décision n° 03-MC-04 du 22 décembre 2003]. A ces conditions s’ajoute celle de la détention d’une position dominante, étant précisé que l’infrastructure présentée comme essentielle ne constitue pas nécessairement un marché pertinent en soi [Décision n°05-D-11 du 16 mars 2005].
Refus d’accès à une infrastructure. L’existence d’un abus suppose tout d’abord que l’entreprise dominante ait effectivement refusé de donner accès à l’infrastructure essentielle, alors que cet accès lui était formellement demandé [Décision n°03-D-41 du 4 août 2003]. On notera à cet égard que l’entreprise qui doit donner accès à l’équipement est le « gestionnaire » ou le « détenteur » de l’infrastructure, ou encore l’entreprise qui « contrôle » l’infrastructure [Voir par exemple : avis n°04-A-05 du 30 janvier 2004 (« gestionnaire »). Par exemple, le concessionnaire de l’exploitation d’un aéroport peut être considéré comme détenant une position dominante sur le marché de l’accès à l’infrastructure essentielle constituée par ledit aéroport [Décision n°98-MC-14 du 11 décembre 1998]. Il n’existe à priori pas de limites quant au type d’infrastructure ou de ressources pouvant donner lieu à application de ce principe : infrastructures liées au transport, points de vente, réseaux électriques ou téléphoniques, mais aussi bases de données ou logiciels. S’agissant de l’application de la théorie des facilités essentielles à des ressources couvertes par des droits de propriété intellectuelle, on se référera à l’article spécifiquement consacré à cette question.
Refus de vente ou d’achat d’un produit ou service. Si l’application de la théorie des facilités essentielles paraît tout particulièrement adaptée en matière de refus d’accès à une infrastructure ou à un équipement, les mêmes principes paraissent pouvoir s’appliquer s’agissant d’un refus de vente stricto sensu, c’est-à-dire concernant un produit ou une prestation de service. En droit communautaire, la Cour de Justice des Communautés Européennes avait appliqué la théorie des facilités essentielles notamment dans une affaire « Commercial Solvents » de 1974, concernant un refus de vente d’un produit intermédiaire servant à la fabrication de médicaments, et dans une affaire « Oskar Bronner » de 1990, concernant un refus de prestation de services de distribution de presse [Arrêts de la CJCE « ICI et Commercial Solvents » du 6 mars 1974, affaires 6/73 et 7/73, Rec. p. 223, et « Oskar Bronner » du 26 novembre 1998, affaire C-7/97, Rec. p. I-7791]. En droit français, l’article L.420-2 du code de commerce cite expressément le « refus de vente » parmi les abus de position dominante possibles. Dans une affaire de 2004, il a été considéré que, dans le cas d’espèce, un refus de vente n’était pas abusif, sur le fondement de la jurisprudence communautaire citée ci-dessus, résumée comme suit : « pour qu’un refus de fournir à un concurrent des marchandises ou des services jugés indispensables à l’exercice de ses activités soit considéré comme abusif, il fallait que ce refus soit de nature à éliminer toute concurrence, qu’il ne puisse être objectivement justifié, mais également qu’il soit indispensable à l’exercice de l’activité des concurrents, en ce sens qu’il n’existe aucun substitut réel ou potentiel au service refusé » [Décision n°04-D-77 du 22 décembre 2004]. Dans une autre affaire, de 2004, le Conseil a considéré que « le fait, pour une entreprise en position dominante sur un marché de matières premières, de refuser, pour des raisons non objectives ou discriminatoires, de vendre ses produits à un opérateur situé sur un marché aval, ayant pour objet ou pour effet de fausser le jeu de la concurrence, constitue un abus de position dominante » [Décision n°04-D-26 du 30 juin 2004]. La possibilité d’appliquer la théorie des facilités essentielles au refus de vendre des produits ou services paraît donc acquise. Par ailleurs, on relèvera une décision dans laquelle il a pu être envisagé que le refus d’achat de produits puisse être considéré comme un abus de position dominante, dès lors que ce refus émanait de points de vente qualifiés d’infrastructure essentielle [Décision n°08-D-08 du 29 avril 2008]. Enfin, le refus de vente peut être abusif, en dehors de l’application des critères de la facilité essentielle, lorsqu’il sert de moyen de pression pour soutenir une pratique anti-concurrentielle. Par exemple, a pu être qualifié d’abusif un retard volontaire de livraison émanant d’une société dominante qui visait à discipliner un revendeur pour avoir pratiqué des opérations promotionnelles [Décision n°04-D-12 du 7 avril 2004].
Caractère indispensable de l’accès. Pour qu’une infrastructure ou ressource puisse être considérée comme essentielle, il faut que l’accès à cette infrastructure ou ressource soit indispensable pour la commercialisation d’un service ou produit. Tel n’est pas le cas si, concrètement, il existe une alternative à l’accès revendiqué. Par exemple, si l’infrastructure à laquelle l’accès est demandé est un point de vente, elle n’est pas considérée comme essentielle s’il existe suffisamment de points de vente concurrents contrôlés par d’autres opérateurs [Décision n°08-D-08 du 29 avril 2008]. L’infrastructure n’est pas non plus considérée comme essentielle si elle peut être dupliquée à un coût économique raisonnable. Par exemple, il a été estimé qu’un fournisseur de services de sauvegarde de données informatiques pouvait refuser l’accès à son centre de sauvegarde à un concurrent, dès lors que ce dernier pouvait acquérir le matériel concerné « neuf ou d’occasion, à des prix qui ont considérablement baissé au cours de ces dernières années » et qu’il pouvait également recourir à des solutions accessibles dans d’autres pays [Décision n°99-D-63 du 20 octobre 1999]. Une ressource ou infrastructure n’est pas non plus « essentielle » s’il existe des alternatives à son accès. Par exemple, il a été décidé que l’accès au parc d’exposition de Grenoble ne constituait pas, pour l’organisation d’un salon, une ressource essentielle contrôlée par son exploitant, dès lors que ledit salon pouvait être organisé dans une autre ville [Décision n°99-D-23 du 23 mars 1999]. De même, dans une décision de 2003, il a été considéré qu’un appareil médical spécifique utilisé pour la fabrication de certains traitements médicaux, ne constituait pas une infrastructure essentielle pour une entreprise pharmaceutique qui demandait à y avoir accès, dès lors que l’équipement concerné « pourrait être reproduit par tout autre laboratoire pour un coût sensiblement identique » et que le demandeur pouvait intervenir dans la zone géographique concernée à partir de certaines de ses propres installations [Décision n°03-D-72 du 30 décembre 2003]. Même si la solution alternative envisageable est plus coûteuse, son existence peut conduire à exclure la qualification d’infrastructure essentielle dès lors qu’elle a déjà été employée avec succès par l’entreprise qui demande l’accès.[ Décision n°03-D-41 du 4 août 2003]
Justifications du refus. Le refus d’accès ou de vente peut être justifié parce qu’une ou plusieurs des conditions de la théorie des facilités essentielles n’est pas remplie, et en particulier le caractère indispensable de l’infrastructure ou ressource concernée. Une autre justification du refus couramment invoquée est celle de l’impossibilité technique ou pratique de donner accès, notamment pour des raisons de saturation de capacité. Ainsi, dans une affaire concernant le refus par une entreprise de livrer des quantités régulières et importantes de mélasse, produit intermédiaire utilisé pour la fabrication d’alcool, à l’un de ses concurrents, il a été considéré « qu’il est loisible à un groupe dont une filiale produit un bien intermédiaire qui pour la plus grande partie alimente une autre filiale fabriquant un produit fini, de réserver à cette seconde filiale la partie de sa production amont qui lui est nécessaire ; que, de même, lorsque des contrats d’approvisionnement de long terme ont été passés avec des clients, il est licite pour un producteur même en position dominante de refuser de répondre à une nouvelle demande qui excède ses capacités de production restant disponibles » [Décision n°01-D-70 du 24 octobre 2001]. De même, dans l’affaire Codes Rousseau (voir ci-dessous), le refus de livrer a été justifié, d’une part, par une rupture de stock et, d’autre part, par l’existence d’un litige de recouvrement entre la société bénéficiant de la ressource essentielle et l’entreprise demandant à y avoir accès [Décision n°04-D-09 du 31 mars 2004]. En revanche, il a été décidé qu’un installateur de fromageries bénéficiant d’une exclusivité sur un moule à fromages très performant fabriqué par un tiers, ne pouvait justifier son refus de livrer des moules à fromages à ses concurrents installateurs par le fait qu’il souhaitait s’assurer de la qualité des installations effectuées et que les revendeurs concurrents n’offraient pas de garanties suffisantes à cet égard, dès lors que ces justifications ne semblaient pas correspondre à la réalité [Décision n°98-D-08 du 27 janvier 1998].
Distribution par un canal spécifique. De nombreuses procédures sont initiées par des distributeurs qui se voient refuser la vente de certains produits en vue de leur revente par une entreprise ayant décidé de réaliser la vente de ces produits par un canal spécifique. Dans ce contexte, il est généralement rappelé qu’une entreprise est libre de choisir le mode de distribution de ses produits, sous réserve de circonstances particulières au marché concerné, dès lors que les revendeurs disposent de sources alternatives d’approvisionnement [Voir notamment les décisions n°02-D-26 du 9 avril 2002]. Pour un exemple de circonstances particulières dans lesquelles le fait de se réserver un canal exclusif n’est pas acceptable, on relèvera une décision de 1998, qui a sanctionné une entreprise dominante sur les marchés de l’installation de fromageries fabricant du comté et de l’emmental, qui s’était réservé l’usage d’un moule à fromages très performant pour les installations de fromageries qu’elle réalisait elle-même et avait refusé de vendre ce moule à ses concurrents installateurs [Décision n°98-D-08 du 27 janvier 1998]. De même, dans une décision de 2007, il a été estimé qu’une entreprise était libre de refuser ou d’accepter des moyens de paiement émis par un opérateur tiers, dès lors qu’elle souhaitait garder la maîtrise de sa politique commerciale et que le refus opposé à l’opérateur tiers n’était pas discriminatoire [Décision n°07-D-12 du 28 mars 2007].
Conditions d’accès. L’accès à la facilité essentielle doit être donné en appliquant des conditions non-discriminatoires, c’est-à-dire notamment sans que l’opérateur concerné s’impute des charges d’accès à la structure qu’il gère, moindres que celles qu’il tarifie à ses concurrents [Avis 04-A-21, BOCCRF n°4 du 26 avril 2005 ]. Dans l’affaire « Héli-Inter Assistance » de 1996 (voir ci-dessous), il avait également été précisé que les tarifs d’accès devaient être orientés vers les coûts [Décision n°96-D-51 du 3 septembre 1996]. Le Conseil de la concurrence a fait de même dans plusieurs affaires concernant des entreprises détenant ou ayant détenu un monopole public [Décisions n°02-D-41 du 26 juin 2002]. On relèvera à cet égard les développements consacrés à cette question dans une décision rendue en 2004 dans l’affaire NMPP, dans laquelle a été constaté un écart trop important entre les coûts de développement et de maintenance d’un logiciel qualifié d’infrastructure essentielle et le tarif proposé pour l’accès à ce logiciel [Décision n°04-D-34 du 22 juillet 2004]. Cependant la référence à l’orientation vers les coûts n’est pas systématique et elle pose de sérieuses difficultés quant au niveau de marge acceptable qui peut être pratiqué sur la prestation d’accès[On renverra sur ce point aux développements qui y sont consacrés dans la section du présent ouvrage consacré aux monopoles et ex-monopoles. Le Conseil de la concurrence a également consacré une étude thématique à ce sujet dans son Rapport Annuel pour 2002, page 67]. L’une des difficultés résulte du fait qu’il n’appartient manifestement pas à une autorité de la concurrence de fixer les tarifs adéquats [On se réfèrera à cet égard au considérant 52 de la décision n°07-D-31 du 9 octobre 2007, BOCCRF n°7 du 24 décembre 2007]. Par ailleurs, les tarifs d’accès ne doivent pas être fixés à un niveau tel qu’ils constituent une pratique de ciseau tarifaire : « situations où un opérateur en monopole ou en position dominante sur un marché amont, également actif sur un marché aval ouvert à la concurrence, pratique des prix sur les marchés amont et aval tels qu’une entreprise concurrente sur le marché aval, même si elle est aussi efficace, n’est pas en mesure de pratiquer un prix compétitif à moins de consentir des pertes » [Décision n°04-D-45 du 16 septembre 2004]. Enfin, on notera que les retards de livraison et autres manœuvres dilatoires visant à rendre l’accès plus difficile peuvent être considérés comme abusifs comme le refus lui-même, dans la mesure où ils sont susceptibles d’entraver la concurrence [Décision n°92-D-26 du 31 mars 1992].
Refus d’accès à une infrastructure non essentielle. Le Conseil de la concurrence est allé plus loin que la théorie des infrastructures essentielles en considérant dans une décision de 2006 « comme un abus de position dominante le fait, pour les propriétaires ou gestionnaires d’un équipement qui leur donne une position particulière en tant qu’offreur sur le marché, de refuser l’accès ou de donner un accès discriminatoire à l’équipement en cause, sans pour autant invoquer la théorie des facilités essentielles, ni les risques d’atteinte au droit de propriété » [Décision n°06-D-36 du 6 décembre 2006]. Cette décision a sanctionné une société gestionnaire de matériel médical pour ne pas avoir donné accès, de façon non-discriminatoire, à ce matériel pour certains médecins. Il a été considéré que cette pratique avait dressé une « barrière artificielle » à l’entrée sur le marché concerné, en dehors de toute considération liée à la théorie des infrastructures essentielles [Les décisions citées sont : la décision n° 93-D-42 du 19 octobre 1993]. On peut penser qu’admettre ainsi une pratique abusive consistant en la création de barrières à l’entrée artificielles, vide un peu de son sens les conditions strictes de la théorie des infrastructures essentielles, alors même que la jurisprudence les avait récemment renforcées pour éviter une atteinte déraisonnable aux droits de propriété.
Affaire Héli-Inter Assistance. Cette affaire de 1996 est la première affaire dans laquelle il a expressément été fait référence à la théorie des facilités essentielles. Une entreprise de transport par hélicoptère avait obtenu un marché de transport médical et souhaitait avoir accès à l’hélistation exploitée par l’un de ses concurrents au titre d’une convention d’occupation temporaire du domaine public avec la commune concernée. Le Conseil de la concurrence a décidé que l’exploitant de l’hélistation se trouvait en position dominante sur le marché de l’exploitation de l’hélistation et qu’il en avait abusé en proposant à son concurrent un accès à celle-ci à un tarif forfaitaire, ne dissociant pas les différentes prestations concernées, discriminatoire et injustifié au regard des coûts supportés [Décision n°96-D-51 du 3 septembre 1996]. Dans la mesure où la société attributaire du marché de transport médical avait l’obligation contractuelle, au titre de ce marché, d’utiliser l’héliport en question, ce dernier constituait une facilité essentielle. Il lui a donc été enjoint de proposer une tarification des prestations des services liés à l’utilisation de l’hélistation « dans des conditions objectives, transparentes, non discriminatoires et orientées vers les coûts encourus pour répondre à cette demande ». La Cour d’appel de Paris a confirmé cette décision et le principe selon lequel « lorsque l’exploitant monopolistique d’une infrastructure essentielle est en même temps le concurrent potentiel d’une entreprise offrant un service exigeant le recours à cette facilité, cet exploitant peut restreindre ou fausser le jeu de la concurrence sur le marché aval du service en abusant de sa position dominante ou de la situation de dépendance économique dans laquelle se trouve son concurrent à son égard en établissant un prix d’accès à cette facilité injustifié, non proportionné à la nature et à l’importance des services demandés, non transparent et non orienté vers les coûts encourus relevant de critères objectifs » [Cour d’appel de Paris, arrêt du 9 septembre 1997]. On notera qu’en 1997, l’exploitant de l’hélistation a été sanctionné pour ne pas avoir respecté l’injonction d’orientation vers les coûts. En effet, celui-ci avait fixé ses nouveaux tarifs en procédant par comparaison avec les tarifs pratiqués par d’autres hélistations, et non sur la base de ses coûts [Décision n°97-D-69 du 23 septembre 1997]. La Cour d’appel de Paris a là encore confirmé la décision du Conseil. La Cour de cassation a rejeté le pourvoi introduit contre cet arrêt [Cour d’appel de Paris, arrêt du 30 juin 1998].
Affaire Lyonnaise des Eaux. Dans cette affaire de 1998, le ministre de l’Economie avait demandé au Conseil de la concurrence d’enjoindre à la société Suez-Lyonnaise des Eaux, détenteur d’une position dominante pour la distribution d’eau dans une zone géographique étroitement définie, de proposer des offres de vente en gros d’eau potable à ses concurrents à un tarif permettant à ces derniers de concourir pour l’attribution de marchés de distribution d’eau lancés par certaines communes. Le Conseil a rejeté la demande de mesures conservatoires, estimant que les refus de la société Suez-Lyonnaise des Eaux de communiquer des prix de vente en gros avait pu gêner ses concurrents mais ne les avait pas empêchés de lui faire concurrence. S’il ne pouvait être exclu que le prix de vente de l’eau communiqué à certaines des communes reflétait « une tarification artificiellement élevée », les éléments du dossier ne permettaient pas d’en apprécier l’ampleur [Décision n°98-MC-04 du 12 mai 1998]. La Cour d’appel a réformé cette décision et enjoint à l’opérateur dominant, détenteur d’une ressource essentielle, de communiquer à tout tiers qui en ferait la demande dans le but de se porter candidat à la procédure de mise en concurrence lancée par les communes concernées « son prix de vente en gros de l’eau potable établi de manière objective, transparente et non discriminatoire, en écartant de ce prix tout coût étranger à la production » [Cour d’appel de Paris, arrêt du 29 juin 1998]. La Cour a considéré que les concurrents avaient été empêchés de participer efficacement aux appels d’offres des communes car ils ne disposaient pas d’informations suffisantes sur le coût d’acquisition de l’eau, et que les pratiques en cause dissuadaient les candidats potentiels à concourir en raison des difficultés rencontrées pour obtenir ces informations. La Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre cet arrêt [Cour de cassation, arrêt du 3 mai 2000].
Affaire du stockage de produits pétroliers. Dans une affaire ayant donné lieu à une décision en 2003, un distributeur de produits pétroliers s’était plaint des manœuvres prétendument dilatoires mises en oeuvre par des sociétés du groupe Total pour éviter ou retarder son accès à des capacités de stockage détenues par ces dernières ainsi qu’à une plateforme maritime de déchargement (sea-line) [Décision n°03-D-41 du 4 août 2003]. La décision énonce tout d’abord le principe selon lequel « la jurisprudence française et communautaire considère comme abusif le fait pour une entreprise en position dominante sur un marché de service de refuser de vendre un produit ou de prester un service à un de ses concurrents sur un marché aval sans raison objective ou de façon discriminatoire », sans se référer spécifiquement à la théorie des infrastructures essentielles [Décision n°03-D-41 du 4 août 2003]. S’agissant de l’accès aux capacités de stockage, il est ensuite considéré que les sociétés mises en cause justifiaient de contraintes de capacités et de contraintes techniques de nature à expliquer les retards de plusieurs mois constatés dans les réponses aux demandes de location formulées par le distributeur. En outre, la décision relève que ce dernier avait été en mesure d’augmenter de façon significative ses approvisionnements, de sorte qu’aucun effet anti-concurrentiel n’était démontré. Enfin, s’agissant de l’accès à la plateforme sea-line, il est considéré qu’il ne pouvait être exclu que les « tactiques dilatoires » employées par les le groupe Total pour retarder la mise en place d’une structure commune d’exploitation de la plateforme constitue un abus de sa position dominante détenue sur les marchés du stockage et du déchargement pertinents. En revanche, la décision ne qualifie pas ladite plateforme d’infrastructure essentielle, dans la mesure où le demandeur était parvenu à augmenter de façon significative ses approvisionnements pendant la période concernée, ce dont on pouvait déduire qu’il avait pu trouver des solutions alternatives, même si celles-ci étaient plus coûteuses.
Affaire GlaxoSmithKline I. Dans cette affaire de 2004, un grossiste exportateur de médicaments se plaignait du fait que le fabricant GlaxoSmithKline avait d’abord contingenté, puis cessé de lui livrer des médicaments. La décision, après avoir relevé que le seul refus de vente ne saurait constituer un abus, énonce le principe selon lequel « une entreprise dominante n’exploite sa position de façon abusive que lorsqu’elle refuse de fournir des biens ou des services dans le but de limiter ou d’exclure ses concurrents réels ou potentiels d’un marché déterminé et de renforcer sa position sur ce marché » [Décision n°04-D-77 du 22 décembre 2004]. Puis, citant la jurisprudence communautaire, la décision précise que « pour qu’un refus de fournir à un concurrent des marchandises ou des services jugés indispensables à l’exercice de ses activités soit considéré comme abusif, il fallait que ce refus soit de nature à éliminer toute concurrence, qu’il ne puisse être objectivement justifié, mais également qu’il soit indispensable à l’exercice de l’activité des concurrents, en ce sens qu’il n’existe aucun substitut réel ou potentiel au service refusé ». En l’espèce, il n’était pas démontré que le grossiste n’avait pas de sources alternatives d’approvisionnement et que sa dépendance à l’égard du fabricant résultait de choix commerciaux qu’il avait faits, et non de circonstances indépendantes de sa volonté. En outre, en ce qui concerne les motivations du refus de vente litigieux, il a été considéré que celui-ci était valablement justifié par le souhait du fabricant d’organiser son système de distribution en fonction de la réglementation communautaire applicable en matière de médicaments.
Affaire Codes Rousseau. La société Codes Rousseau, en position dominante sur le marché français de la fourniture de matériel pédagogique aux auto-écoles, a été sanctionnée en 2004 pour avoir refusé de livrer dans des conditions acceptables à ses concurrents un système de boîtiers électroniques utilisés pour la correction d’examens, ainsi que les informations nécessaires pour connecter ces boîtiers aux supports pédagogiques développés par lesdits concurrents [Décision n°04-D-09 du 31 mars 2004]. La société Codes Rousseau disposait d’un brevet sur le système de boîtiers, qu’elle avait développé avec succès pour répondre à un marché public pour la correction des examens officiels du permis de construire. Son système ayant été retenu par les autorités publiques pour les examens officiels, il devenait essentiel pour les auto-écoles souhaitant organiser des examens fictifs. Ses coûts de développement étaient amortis par la société Codes Rousseau sur le seul marché public, ce qui rendait impossible pour ses concurrents de développer une alternative dans des conditions économiquement viables. La société Codes Rousseau, saisie d’une demande de livraison de boîtiers par son principal concurrent au moment de la mise en place de son système par les autorités publiques pour les examens officiels, avait tardé à répondre, puis fait une proposition dont les modalités n’étaient apparemment pas acceptables, se réservant ainsi une exclusivité de fait sur la vente du système de boîtiers aux auto-écoles à un moment crucial du développement commercial de ce produit. En outre, en refusant de communiquer les informations nécessaires pour connecter ces boîtiers aux supports pédagogiques développés par ses concurrents, elle étendait de facto cette exclusivité aux matériels pédagogiques pour toutes les auto-écoles utilisant son système de boîtiers. Il a été considéré que l’exclusivité réservée sur les boîtiers avait un effet de forclusion sur ses concurrents et avait eu pour objet et pour effet de renforcer la position dominante de la société Codes Rousseau. Le refus de communiquer les informations permettant la connexion du boîtier à des supports développés par des tiers constituait un abus du droit exclusif de propriété intellectuelle détenu par la société Codes Rousseau. Sur ce dernier point, la décision a précisé que l’abus était d’autant plus patent que la « valeur d’usage » de ces informations était décisive pour permettre aux concurrents de développer de nouveaux produits alors que leur « valeur intrinsèque » (reflétée par les frais de développement) était très faible.
Affaire du sang à usage non thérapeutique. Dans cette affaire de 2004, il a été considéré qu’un établissement de transfusion sanguine, en position dominante sur le marché de certains produits sanguins bruts à usage non thérapeutique, avait commis un abus en retardant, par des procédés dilatoires, le renouvellement d’une convention de fourniture de tels produits sanguins à la société Reims Bio, dont l’activité consistait à transformer ces produits afin d’en faire des réactifs à usage industriel [Décision n°04-D-26 du 30 juin 2004]. Le Conseil de la concurrence avait préalablement accordé à la société Reims Bio des mesures conservatoires en 1999, enjoignant l’établissement de transfusion sanguine de reprendre ses livraisons, mais cette décision avait été annulée par la Cour d’appel de Paris parce que la fourniture de produits sanguins devait faire l’objet d’une autorisation de l’Agence Française du Sang [Décision n°99-MC-03 du 16 février 1999]. La décision pose le principe général selon lequel « le fait, pour une entreprise en position dominante sur un marché de matières premières, de refuser, pour des raisons non objectives ou discriminatoires, de vendre ses produits à un opérateur situé sur un marché aval, ayant pour objet ou pour effet de fausser le jeu de la concurrence, constitue un abus de position dominante ». En l’espèce, l’établissement de transfusion sanguine avait refusé de rédiger, alors qu’il en avait la responsabilité, une convention de fourniture de produits conforme à la réglementation applicable, il n’avait pas répondu au projet de convention soumis par la société Reims Bio et il avait soulevé des problèmes de non-conformité de ce projet qui auraient aisément pu être levés. Il a été considéré que cette attitude non constructive constituait un abus. On relèvera enfin que dans cette affaire, l’établissement de transfusion sanguine ne procédait pas lui-même à la transformation des produits sanguins, de sorte qu’il n’était pas réellement un concurrent de l’entreprise qui demandait à avoir accès à la ressource essentielle.
Affaire France Rail Publicité. Dans cette affaire, ayant donné lieu à une décision de 2005, la société British Airways se plaignait de ne pas avoir eu accès au dispositif d’affichage publicitaire en gare géré par une filiale de la SNCF, la société France Rail Publicité, pour faire campagne en faveur de ses prestations de transport Paris-Londres concurrentes du service ferroviaire Eurostar [Décision n°05-D-11 du 16 mars 2005]. La plainte a été rejetée, l’affichage publicitaire en gare ? auquel la plaignante souhaitait avoir accès ? n’ayant pas été qualifié de marché pertinent. Sur le marché beaucoup plus large de la publicité extérieure, la part de marché de France Rail Publicité était très faible et clairement indicative d’une absence de position dominante. On relèvera que, si dans certaines situations l’infrastructure ou la ressource essentielle peut constituer un marché pertinent en soi, sur lequel l’entreprise qui la contrôle est alors nécessairement dominante, cette affaire montre que le caractère non essentiel de l’infrastructure ou ressource concernée peut résulter en pratique d’une définition de marché plus large. L’existence de solutions alternatives, qui permet souvent de faire échec aux demandes d’accès à l’infrastructure ou à la ressource, peut ainsi être intégrée en amont du raisonnement juridique, au stade de la définition de marché.