Illégalité de certains BEFA conclus par des personnes publiques

Le bail en l’état futur d’achèvement (BEFA) est un contrat qui porte sur la location d’un immeuble qui n’a pas encore été construit à la date de conclusion du bail. Dans ce cadre, le preneur (et locataire) peut définir avant la construction les caractéristiques de l’ouvrage. Il peut être prévu une option d’achat à son profit, ainsi qu’un surloyer visant à lisser le coût de construction sur la durée du bail.

Par une décision du 3 avril 2024, le Conseil d’Etat apporte un éclairage important sur les BEFA conclus par des personnes publiques. Deux apports intéressants sont à noter.

 

1. Précisions sur le cadre juridique applicable aux BEFA des personnes publiques

1.1    Absence d’obligation de mise en concurrence des contrats immobiliers

En principe, les contrats immobiliers liés à l’acquisition ou à la location de biens immobiliers par les personnes publiques ne sont pas soumis aux règles de publicité et de mise en concurrence[1].

En effet, l’organisation d’une procédure de mise en concurrence par une personne publique souhaitant acquérir ou louer un bien ne trouve pas de justification compte tenu du caractère unique et non substituable de l’immeuble existant, lequel répond au besoin de la personne publique.

1.2    Conditions de la qualification des contrats immobiliers en marchés de travaux

Le principe rappelé au point précédent subit toutefois une exception lorsque le contrat immobilier, qu’il s’agisse d’une acquisition ou d’une location, a également pour objet de confier au cocontractant de la personne publique la réalisation de travaux répondant à un besoin exprimé par cette dernière. En pareille hypothèse, le contrat est un marché public de travaux devant faire l’objet d’une procédure de publicité et mise en concurrence préalables.

A cet égard, tant la Cour de justice de l’Union européenne[2] que le Conseil d’Etat[3] qualifient de marché de travaux une cession de droits immobiliers accompagnée de travaux de construction non dissociables et pouvant être regardés comme étant l’objet principal du contrat.

Par la décision commentée, le Conseil d’Etat applique la grille d’analyse issue de la jurisprudence de la CJUE selon laquelle un contrat doit être qualifié de marché public lorsque la personne publique « a pris des mesures afin de définir les caractéristiques de l’ouvrage ou à tout le moins d’exercer une influence déterminante sur la conception de celui-ci »[4].

La notion d’ « influence déterminante » exercée par la personne publique sur la conception de l’ouvrage est appréciée in concreto par la CJUE mais apparaît caractérisée lorsque cette influence porte sur « la structure architecturale [du] bâtiment, telle que sa dimension, ses murs extérieurs et ses murs porteurs »[5].

Lorsque l’influence porte sur les aménagements intérieurs de l’ouvrage, elle ne peut être caractérisée comme déterminante qu’à la condition que les demandes de la personne publique « se distinguent du fait de leur spécificité ou de leur ampleur », c’est-à-dire si elles excèdent ce qu’un locataire de ce type d’immeuble exige habituellement, par exemple parce qu’elles « visent des groupes déterminés de locataires ou des besoins spécifiques »[6].

Dans le droit fil de la jurisprudence de la CJUE, le Conseil d’Etat admet ainsi que l’influence déterminante de la personne publique (de nature à emporter la requalification du contrat en marché public de travaux) doit être appréciée d’abord au regard de l’ouvrage même, puis au regard de ses aménagements intérieurs en tenant compte notamment de la spécificité des activités que la personne publique a vocation à exercer au sein de cet ouvrage.

Dans l’affaire en cause, le Conseil d’Etat requalifie un BEFA en marché de travaux compte tenu des exigences spécifiques fixées par la personne publique relatives, d’une part, à l’implantation d’un des bâtiments objet du contrat et, d’autre part, à de nombreux aménagements intérieurs nécessaires aux activités spécifiques devant s’y dérouler.

Ainsi, deux hypothèses devraient être distinguées : soit la personne publique preneuse exerce une influence déterminante sur la conception de l’ouvrage ce qui sera souvent le cas lorsque le BEFA est conclu en amont de l’opération de construction[7] ; soit la personne publique preneuse n’exerce pas d’influence déterminante sur la conception de l’ouvrage, ce qui pourrait plutôt couvrir l’hypothèse où l’opération de construction est déjà engagée lors de la conclusion du BEFA (ex. après le dépôt du PC)[8].

 

2. Illégalité du contrat prévoyant le versement de « surloyers » en contrepartie des travaux

2.1. Rappel de l’illicéité de la clause de paiement différé dans les marchés publics

Tout paiement différé est prohibé dans les marchés passés par l’Etat, ses établissements publics, les collectivités territoriales, leurs établissements publics et leurs groupements[9] de telle manière que tout échelonnement du paiement du prix d’un marché public reportant la charge sur l’ensemble du contrat est illégal[10].

Le Conseil d’Etat estime que méconnait cette règle la clause d’un BEFA (requalifié en marché de travaux) prévoyant le versement de « surloyers » en contrepartie des travaux effectués par le cocontractant de la personne publique. Une telle clause organisant un paiement différé des travaux est donc illégale.

2.2. Conséquences de l’illicéité de la clause de paiement différé sur le contrat

Jusqu’alors, pour apprécier la licéité du contrat, la jurisprudence semblait limiter la notion de « contenu du contrat » aux obligations mises à la charge du titulaire du marché[11]. Par la décision commentée, le Conseil d’Etat précise que le « contenu du contrat » inclut également, de manière symétrique, les obligations pesant sur la personne publique, c’est‑à‑dire le prix qu’elle doit payer à son cocontractant en contrepartie de la prestation qu’il réalise.

Le prix (et donc les modalités de paiement de celui-ci) constitue un des éléments essentiels du contrat. L’illicéité de la clause relative au prix est donc indivisible du reste du contrat de telle manière que son contenu se trouve lui-même entaché d’illicéité.

En application de la jurisprudence « Béziers I »[12], l’illicéité du contenu du contrat est de nature à justifier son annulation au motif que son exécution constitue une violation de la loi.

Les BEFA des personnes publiques, comportant des mécanismes de paiement différé des travaux d’investissements et conclus en amont des opérations de construction, risquent donc d’être fragilisés. Cette situation appelle une vigilance particulière de la part des prescripteurs publics et des opérateurs immobiliers.

CE 3 avril 2024, SCI Victor Hugo 21, n° 472476

[1] Article L. 2512-5 du code de la commande publique.

[2] CJUE, 29 octobre 2009, Commission c/ Allemagne, C-536/07 ; CJUE, 22 avril 2021, Commission c/ République d’Autriche, C‑537-19.

[3] « si aucune disposition législative n’interdit aux collectivités publiques  de procéder à l’acquisition de biens immobiliers au moyen de contrats de vente en l’état futur  d’achèvement (…) elles ne sauraient légalement avoir recours à ce contrat (…) lorsque l’objet  de l’opération est la construction même pour le compte de la collectivité d’un immeuble  entièrement destiné à devenir sa propriété et conçu en fonction de ses besoins propres » (CE 8 février 1991, Région Midi-Pyrénées, n° 57679 ; CE 14 mai 2008, Communauté de communes de Millau-Grands Causses, n° 280370).

[4] CJUE, 10 juillet 2014, Impresa Pizzarotti, C‑213/13.

[5] CJUE, 22 avril 2021, Commission c/ République d’Autriche, C-537-19, préc.

[6] Ibid.

[7] On peut même penser qu’il y aurait ici une forme de présomption de réponse aux besoins de la personne publique en application de l’avis du Conseil d’Etat du 22 janvier 2019, n° 396221.

[8] L’opération entrerait donc dans le champ d’application de l’article L. 2512-5 du code de la commande publique précité.

[9] Article L. 2191-5 du code de la commande publique.

[10] Voir par exemple CE 8 février 1999, Préfet des Bouches-du-Rhône c/ Commune de la Ciotat, n° 169047.

[11] CE 9 novembre 2018, Société Cerba et Caisse nationale d’assurance maladie, n° 420654.

[12] CE 28 décembre 2009, Commune de Béziers, n° 304802.