Prix excessifs et prix prédateurs

L’un des abus de position dominante les plus souvent évoqués mais les plus rarement constatées est la pratique de prix prédateurs, c’est à dire de prix très bas visant à évincer un concurrent du marché. La pratique de prix excessivement élevés peut également constituer un abus de position dominante, même si, là encore, les condamnations tendant à être peu fréquentes.

Prix excessifs

La caractérisation d’un abus de position dominante par le seul fait de pratiques de prix trop élevés pose de sérieuses difficultés. La lecture des décisions décrites ci-dessous montre d’ailleurs bien la réticence de l’autorité de la concurrence française à intervenir dans le processus de fixation des prix d’une entreprise dominante. Ainsi, seul un prix « manifestement » trop élevé peut être constitutif d’un abus [Décision n°00-D-18 du 24 octobre 2001]. Il est difficile pour une autorité de la concurrence de fixer le seuil de profit au-delà duquel le prix considéré n’est plus acceptable, la liberté de fixation des prix étant l’un des principes fondamentaux de l’économie de marché dont le droit de la concurrence est l’une des composantes essentielles. La pratique décisionnelle française, suivant la méthodologie retenue par le juge communautaire, retient deux types d’analyse alternatives tout en précisant que des disproportions peuvent être justifiées dans certaines circonstances : (1) la recherche d’une disproportion manifeste entre le prix et la valeur du produit ou service concerné ou (2) la comparaison avec les prix pratiqués pour des produits ou services similaires sur une base comparable [La jurisprudence communautaire habituellement citée est la suivante : arrêts de la CJCE « Deutsche Grammophon » du 8 juin 1971, affaire C-78/70, Rec.1971, p.487 ; « General Motors » du 13 novembre 1975, affaire 26/75, Rec.1975, p.1367 ; « UBC » du 14 février 1978, affaire C-27/76, Rec.1978, p.207; « British Leyland » du 11 novembre 1986, affaire 226/84, Rec.1986, p.3263 ; « Tournier » du 13 juillet 1989, affaire 395/87, Rec.1989, p.2521]. Cette analyse est faite au cas par cas, en fonction des caractéristiques du marché. Par exemple, les prix pratiqués sur un marché sur lequel aucun nouvel entrant n’est apparu, malgré de faibles barrières à l’entrée, sont peu suspects d’être excessifs [Décision n°06-D-33 du 9 novembre 2006]. De même, dans une affaire de 2007, il a été indiqué qu’il convenait de tenir compte des « avantages financiers de toute nature que l’entreprise peut extraire, du fait de son pouvoir de marché, du bénéficiaire du service rendu ou de celui qui l’organise », en l’espèce des subventions publiques [Décision n°07-D-13 du 6 avril 2007]. Cependant, alors que la pratique d’un prix excessif paraît pourtant être l’essence même d’un abus de position dominante selon la théorie économique, les affaires concernant ce type de pratiques sont restées relativement peu fréquentes.
 
Affaire de la prison d’Osny. Cette affaire ayant donné lieu à une décision en 2000 concernait le niveau de prix pratiqué par l’exploitant d’une cantine de prison, dominant sur le marché de la distribution de produits de consommation courante au sein de l’établissement pénitentiaire concerné [Décision n°00-D-27 du 13 juin 2000]. La décision commence par rappeler que « si, en règle générale, les abus de position dominante réprimés par le Conseil consistent, pour l’entreprise considérée, à empêcher des concurrents de pénétrer sur le marché ou à gêner l’activité de ceux qui s’y trouvent, le Conseil de la concurrence peut, dans certaines circonstances, s’assurer, sur la base de l’article 8, que les prix pratiqués par une entreprise en position dominante, et notamment par un monopole, ne sont pas manifestement excessifs ; qu’il en va notamment ainsi lorsqu’une entreprise détient un monopole qu’aucune autre entreprise n’est susceptible de venir contester et que le Gouvernement n’a pas fixé les prix ». Puis, la décision cite la jurisprudence communautaire concernant les pratiques de prix excessifs, qui examine le caractère éventuellement anormal du tarif pratiqué au regard, soit de l’existence d’une « disproportion manifeste entre ce prix et la valeur du service correspondant », soit d’une comparaison avec les prix pratiqués pour des produits ou service similaires « sur une base homogène dans le cadre d’une analyse des composants du prix pratiqué ». Les disproportions peuvent toutefois être justifiées dans certaines circonstances. En l’espèce, pendant la période concernée, la marge brute réalisée par l’exploitant avait été inférieure à 23% en moyenne et l’exploitation déficitaire. Par ailleurs, au terme d’une analyse comparative des prix pratiqués, la décision relève que les tarifs de l’exploitant étaient inférieurs ou dans la moyenne de ceux pratiqués dans d’autres prisons. Les pratiques considérées ne pouvaient donc pas, en l’espèce, être qualifiées d’abus de position dominante.
Affaire de la mélasse et du rhum à la Réunion. Cette décision de 2001 concernait les prix pratiqués par trois fabricants d’alcool de canne réunionnais à l’égard d’un producteur de boissons alcoolisées, qui utilisait cet alcool comme matière première [Décision n°00-D-18 du 24 octobre 2001]. Ce dernier, plaignant dans cette affaire, alléguait que les trois fabricants détenaient collectivement une position dominante sur le marché local. Le tarif litigieux avait été pratiqué par l’un de ces trois fabricants et se trouvait être quasiment le double du prix obtenu par le producteur de boissons alcoolisées après avoir négocié pendant plusieurs mois en faisant jouer la concurrence. La décision rappelle tout d’abord que « si les entreprises sont libres de fixer leurs prix comme elles l’entendent, un prix manifestement trop élevé pratiqué par une entreprise en position dominante peut constituer un abus d’exploitation de ladite position ; que pour qu’une telle pratique puisse être qualifiée d’abus, il faut, cependant, que le prix pratiqué, une fois son caractère manifestement élevé établi, trouve sa cause dans la position dominante ». En l’espèce, le producteur de boissons alcoolisées était, pour les fabricants d’alcool de canne, « un client professionnel important et expérimenté » et il n’était pas démontré que celui-ci s’était plaint du caractère excessif des prix constatés avant le début des démarches commerciales entreprises pour les faire baisser. En outre, ces démarches commerciales avaient finalement permis au plaignant de faire baisser les prix, la lenteur de ce processus pouvant s’expliquer par la forte position du fournisseur habituel de cette société et par l’ancienneté de leurs relations commerciales. Enfin, l’existence même d’une position dominante collective paraissait douteuse, eu égard à la relative facilité avec laquelle un prix beaucoup plus bas avait été obtenu auprès d’un concurrent de son fournisseur initial. La décision conclut donc à l’absence d’abus, sans même effectuer une comparaison des prix litigieux avec les coûts supportés ou avec les prix pratiqués pour d’autres produits similaires ou dans d’autres régions géographiques comparables.
Affaire des fouilles archéologiques. Cette décision de 2002 concernait les tarifs pratiqués par l’association pour les fouilles archéologiques nationales (AFAN) pour la prestation de services de fouilles rendues obligatoires par la loi dans le cadre de certains travaux de construction réalisés dans le département des Pyrénées Orientales [Décision n°02-D-18 du 13 mars 2002]. Après avoir rappelé les précédents communautaires en matière de prix excessifs, la décision a tout d’abord relevé que les prix pratiqués en l’espèce étaient conformes à un barème établi au niveau national par l’AFAN, sous le contrôle de l’Etat, « de façon à pouvoir traiter de manière homogène les opérations d’archéologie préventive sur l’ensemble du territoire tout en permettant d’atteindre l’équilibre de gestion ». Ce considérant peut surprendre, dans la mesure où il semble laisser entendre que l’entreprise dominante peut appliquer un principe de péréquation territoriale pour la fixation de ses tarifs, plutôt que de s’attacher à vérifier si le tarif pratiqué n’était pas excessif au vu des prestations réalisées concrètement dans le cas d’espèce. Ensuite, la décision constate qu’un concurrent de l’AFAN avait proposé une offre de prix inférieure de 40% à celle de l’AFAN mais que, en l’absence d’avis technique des autorités administratives compétentes sur la qualité de l’offre de ce concurrent, il n’était pas possible de vérifier si cette différence de prix ne pouvait pas s’expliquer par une inadéquation des prestations proposées. Enfin, la décision relève qu’en tout état de cause une tentative de renégociation des conditions de prestation de services de l’AFAN entre les parties en cause n’avait pu aboutir à une « solution acceptable ». Cette dernière déclaration semble là encore surprenante, dès lors que l’absence de succès d’une renégociation contractuelle entre un fournisseur dominant et son acheteur paraît difficilement pouvoir constituer la justification d’une pratique de prix abusivement élevés.
Affaire INA. Cette décision rendue en 2003 concernait les prix pratiqués par l’INA, établissement public détenant le monopole de la commercialisation des archives audiovisuelles de certaines chaînes nationales de télévision, pour la commercialisation d’extraits desdites d’archives [Décision n°03-D-18 du 10 avril 2003]. Rappelant les principes établis dans sa décision rendue dans l’affaire de la prison d’Osny (voir ci-dessus), la décision exclut d’emblée la possibilité d’appliquer une méthode comparative pour établir si les tarifs litigieux étaient excessifs, l’INA étant le seul établissement national pratiquant des services de ce type. On pourra reprocher à cette analyse le fait qu’une comparaison avec d’autres Etats européens aurait pu être pratiquée. En deuxième lieu, la décision contient une analyse de la différence entre les tarifs pratiqués et les coûts supportés par l’INA. Comme le chiffre d’affaires de l’INA ne suffisait pas à couvrir ses frais d’exploitation et que son équilibre financier n’était possible que grâce à la perception d’une partie de la redevance télévisuelle, la décision conclut à l’absence d’abus de position dominante.
Affaire des NMPP (DOM-TOM). Dans une affaire ayant donné lieu à une décision en 2004, le Conseil de la concurrence a rejeté des demandes conservatoires formulées par un exportateur de produits de presse, qui se plaignait notamment de pratiques de tarifs excessifs de la part des Nouvelles Messageries de Presse Parisienne (NMPP) pour des services de distribution de la presse dans certains DOM-TOM [Décision n°04-D-45 du 16 septembre 2004]. Il a néanmoins considéré, avant de rejeter ces demandes pour absence d’atteinte grave et immédiate à l’économie, au secteur, aux consommateurs et au plaignant, que la qualification de pratique abusive ne pouvait être exclue. En l’espèce, les tarifs litigieux consistaient en des commissions sur le prix de vente de la presse aux taux de 56% et 62%. Le plaignant relevait que ces commissions étaient, respectivement, une fois et demie et deux fois supérieures au niveau des commissions généralement pratiquées par une filiale des NMPP en France Métropolitaine. Cependant, les NMPP contestaient cette comparaison en alléguant que les coûts du service concerné étaient différents en France Metropolitaine et dans les DOM-TOM. Il a finalement été considéré que la comparaison suggérée par le plaignant n’était pas pertinente, « les termes de la comparaison étant contestés d’une part, et les éléments relatifs aux composantes des prix pratiqués n’ayant pas été fournis d’autre part ». La décision relève toutefois que l’existence d’une disproportion manifeste entre la valeur et le prix du service concerné ne pouvait être exclue, dès lors que les commissions litigieuses proposées au plaignant étaient supérieures à celles pratiquées par les NMPP auprès d’éditeurs français pour un service plus étendu, incluant le service de distribution de presse presté à l’égard du plaignant. La procédure s’étant poursuivie au fond, les NMPP ont finalement proposé des engagements visant à remédier aux atteintes à la concurrence alléguées, engagements, qui ont été acceptés dans une décision rendue en 2006 et ont permis de clore la procédure [Décision 06-D-01 du 7 février 2006].

Prix prédateurs

La pratique des prix prédateurs consiste, pour une entreprise dominante, à vendre ses produits ou services en dessous de certains de ses coûts dans le but d’éliminer ou de discipliner ses concurrents. Conformément à la jurisprudence communautaire, cette pratique peut être démontrée de deux façons alternatives : « d’une part, un prix de vente d’un bien ou d’un service durablement inférieur à la moyenne des coûts variables de production de ce bien ou de ce service établit une présomption de volonté d’éviction des concurrents et est en lui-même un prix prédateur ; d’autre part, un prix de vente inférieur à la moyenne des coûts totaux de production, qui comprennent les coûts fixes et les coûts variables, mais supérieur à la moyenne des coûts variables, doit être considéré comme constitutif d’une pratique de prédation, dès lors que le prix est fixé à ce niveau pour éliminer un concurrent du marché » (c’est-à-dire, dans ce dernier cas, qu’il conviendra de démontrer l’existence d’une intention prédatrice) [Voir par exemple la décision n°00-D-70 du 31 janvier 2001]. Cependant, alors que cette méthode fondée sur les coûts et éventuellement l’intention prédatrice était appliquée de façon relativement mécanique auparavant, l’approche adoptée depuis quelques années semble plus sophistiquée. On citera par exemple une décision de 2004, dans laquelle plusieurs critères d’appréciation ont été ajouté ou développés: « le constat d’une telle pratique doit donc se faire au travers d’une série d’éléments comme l’analyse des marges (il y a prédation si l’entreprise vend en dessous de ses coûts de production), la possibilité d’éviction (la prédation n’a de sens que si elle permet l’élimination ou l’affaiblissement de certains concurrents), les potentialités de récupération des pertes (la présence de barrières à l’entrée garantit la possibilité de récupération des pertes et l’élimination durable des concurrents), l’effet structurant de la baisse tarifaire sur le marché, ou la présence ou non de marques » [Décision n°04-D-17 du 11 mai 2004]. De ce fait, comme dans d’autres domaines du droit français de la concurrence, l’analyse à effectuer évolue vers une appréciation plus concrète des effets des pratiques alléguées et du caractère crédible ou non de la stratégie prédatrice de l’entreprise dominante.
Intention prédatrice. La jurisprudence communautaire sur laquelle le Conseil de la concurrence s’est fondé depuis plusieurs années pour définir la pratique de prix prédateurs a toujours requis la démonstration d’un « plan prédateur » lorsque les prix pratiqués étaient inférieurs aux coûts totaux. Une décision rendue en 2000 précise qu’« une telle volonté d’élimination peut soit se manifester par des documents qui en font état, soit être déduite du comportement de l’entreprise en cause, notamment lorsque sa politique tarifaire est différenciée de sa politique commerciale habituelle sans qu’aucune autre raison puisse l’expliquer ou lorsqu’elle a pour cible manifeste un concurrent à éliminer » [Décision n°00-D-70 du 31 janvier 2001]. Lorsque les prix sont inférieurs aux coûts variables, l’intention prédatrice est en principe présumée. Dans une décision rendue début 2004, il a été considéré que cette présomption pouvait être suffisante, alors même qu’il avait constaté dans le cas d’espèce l’absence d’éléments prouvant une intention prédatrice : « dès lors que la volonté ou l’effet d’éviction n’est pas établie par un faisceau d’indices suffisamment probants, la pratique de prix prédateurs alléguée par les saisissants ne peut être démontrée que dans le cadre de la première branche de la jurisprudence Akzo précitée, selon laquelle le constat de « prix inférieurs à la moyenne des coûts variables » pratiqués par l’opérateur dominant est suffisant pour démontrer sa volonté d’éliminer les concurrents » [Décision n°04-D-10 du 1er avril 2004].
Justification des prix bas. Une entreprise peut justifier qu’elle vend ses produits ou services à des prix inférieurs aux coûts totaux, par exemple pour couvrir des coûts fixes importants [Décision n°07-D-44 du 11 décembre 2007]. Même la présomption établie par des prix inférieurs aux coûts variables semble pouvoir être combattue par la démonstration effective d’une absence de stratégie prédatrice crédible. Dans une décision rendue en 2000 concernant la société Française des Jeux, il a été considéré que « la jurisprudence considère généralement que la vente au dessous du coût variable moyen suffit à caractériser une stratégie prédatrice, aucune autre justification ne pouvant être apportée à un tel comportement », pour ajouter ensuite « cependant, d’une part, ce critère ne peut être appliqué lorsqu’un prix n’est inférieur au coût variable moyen que de façon épisodique ; d’autre part, l’existence d’une stratégie prédatrice doit être crédible au regard du contexte » [Décision n° 00-D-50 du 5 mars 2001]. En l’espèce l’entreprise dominante n’ayant qu’une part de marché très faible sur le marché sur lequel était commis l’abus et les barrières à l’entrée sur ce marché n’étant pas significatives, il a été considéré que le succès d’une stratégie prédatrice serait improbable et que les prix pratiqués n’étaient donc pas prédateurs. Le même raisonnement a été employé dans deux décisions de 2005, considérant que les pratiques alléguées étaient ponctuelles ou de faible durée et ne pouvaient donc s’inscrire dans le cadre d’une stratégie prédatrice crédible, appréciée au moment où les pratiques étaient commises [Décision n° 05-D-13 du 18 mars 2005].
Coûts, variables, coûts incrémentaux. L’ensemble des principes précités est rappelé dans l’affaire Eurostar de 2007, dans laquelle de nombreux développements sont consacrés à la nature des types de coûts à prendre en compte pour l’analyse [Décision n°07-D-39 du 23 novembre 2007]. Cette décision précise que la spécificité de certaines industries peut conduire à utiliser un test de coût différent, de celui reposant sur le coût variable (c’est-à-dire pouvant être évité en ne fournissant pas l’unité supplémentaire du produit ou du service en cause) : le coût incrémental. C’est le cas des entreprises menant à la fois des activités protégées par un monopole légal ? ou qui l’étaient dans un passé récent ? et des activités en concurrence pour lesquelles les risques de subventions croisées sont plus importants. C’est aussi le cas des entreprises où les coûts fixes sont très importants et les coûts variables presque nuls. Il peut alors être justifié de comparer les prix non pas aux coûts variables mais aux coûts incrémentaux à long terme.
Récupération des pertes subies. Certains économistes, tout particulièrement dans le cadre des théories de la Chicago School, mettent en doute le caractère réalisable d’un plan prédateur dans une majorité des cas. Dans la plupart des situations de marchés, les barrières à l’entrée ne seraient pas d’une ampleur telle que l’entreprise dominante puisse en exclure efficacement ses concurrents sans craindre que ceux-ci ou d’autres reviennent sur le marché dès la fin de la pratique de prédation. Cette idée semble reprise dans une décision de 2004, qui précise que la pratique prédatrice doit être pratiquée pendant un temps suffisamment long « pour évincer les concurrents, dans l’espoir de récupérer les pertes subies en pratiquant des prix élevés une fois les concurrents sortis du marché », ajoutant que « pour qu’une telle stratégie ait une chance d’être profitable, il faut, d’une part, que les concurrents ne puissent pas résister trop longtemps aux prix bas et décident de sortir assez vite du marché et d’autre part, qu’il existe des barrières à l’entrée substantielles sur le marché considéré, de manière à ce que les prix élevés pratiqués dans le futur n’induisent pas le retour des concurrents évincés ou l’entrée de nouveaux opérateurs » [Décision n°04-D-10 du 1er avril 2004,]. De nombreuses décisions et avis récents mentionnent ce principe [Décision n°04-D-17 du 11 mai 2004]. Cependant, on pouvait déjà en trouver un exemple concret d’application dans la décision de 2000 précitée, concernant la société Française des Jeux, dans il a été considéré que la faible part de marché et l’absence des barrières à l’entrée significatives rendaient improbable une pratique de prédation visant à exclure la concurrence et par la suite relever les prix [Décision n° 00-D-50 du 5 mars 2001]. Il en est de même lorsque marché est caractérisé par l’absence de contrats à long terme et la remise en concurrence des marchés par des appels d’offres réguliers, et que les concurrents sont des groupes « de taille internationale » peu susceptibles d’être évincés [Décision n°05-D-53 du 6 octobre 2005]. On notera enfin que les doutes formulés par les économistes de la Chicago School, qui ont fortement influencé la jurisprudence des tribunaux américains dans le sens d’une quasi-impunité des pratiques de prix prédateurs, font l’objet à leur tour de critiques de la théorie économique plus récente, notamment dans le cadre de la théorie dite « des jeux » (game theory), qui distinguent certains cas dans lesquels une stratégie de prédation paraît tout à fait possible [Pour plus d’éclaircissements sur ces théories plus récentes, on se reportera utilement à l’article « Does Predatory Pricing Exist?? de Richard Zerbe et Tom Mumford, Antitrust Bulletin 1996, pages. 949-985]. L’importance de ces débats est illustrée par l’affaire GlaxoSmithKline II décrite plus loin, dans laquelle la Cour d’appel a annulé une décision qui avait sanctionné des prix prédateurs, au motif que l’analyse effectuée dans cette dernière concernant la stratégie de prédation n’était pas vraisemblable.
Prix abusivement bas. L’article L. 420-5 du code de commerce interdit « les offres de prix ou pratiques de prix de vente aux consommateurs abusivement bas par rapport aux coûts de production, de transformation et de commercialisation, dès lors que ces offres ou pratiques ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’éliminer d’un marché ou d’empêcher d’accéder à un marché une entreprise ou l’un de ses produits. Les coûts de commercialisation comportent également et impérativement tous les frais résultant des obligations légales et réglementaires liées à la sécurité des produits. Ces dispositions ne sont pas applicables en cas de revente en l’état, à l’exception des enregistrements sonores reproduits sur supports matériels et des vidéogrammes destinés à l’usage privé du public ». L’Autorité est compétente pour appliquer l’article L.420-5. Il résulte du texte même de cette disposition que son champ d’application est différent de celui de l’article L.420-2 du code de commerce, puisqu’elle ne s’applique pas aux reventes en l’état, ni aux ventes qui ne sont pas destinées aux consommateurs [Voir par exemple : Décision n°04-D-33 du 19 juillet 2004]. A cet égard, il est considéré qu’un consommateur est une personne « sans expérience particulière dans le domaine où [elle] contracte » [Décision n°08-D-01 du 18 janvier 2008]. L’application de l’article L.420-5 ne suppose pas que l’entreprise concernée détienne une position dominante [Décision n°04-D-10 du 1er avril 2004]. En revanche, pour déterminer si un prix doit être considéré comme « abusivement bas » au sens de l’article L.420-5, les mêmes principes qu’en matière de prix prédateurs sont appliqués: comparaison des prix avec les coûts totaux et variables, vérification de l’existence d’une stratégie d’éviction [Voir notamment les décisions n°06-D-23 du 21 juillet 2006]. On notera toutefois une différence en ce que, dans le cadre d’une application de l’article L.420-5 à une entreprise qui n’est pas en position dominante, un prix inférieur aux coûts variables du service ou du produit concerné ne constitue qu’un simple indice de l’existence d’une stratégie d’éviction et que cet indice doit être étayé par d’autres éléments [Décision n°02-D-66 du 6 novembre 2002].
Anciennes décisions. Dans une décision de 1996, le Conseil de la concurrence avait estimé que la société Coca Cola n’avait pas pratiqué de prix prédateurs, dès lors que la durée de commercialisation des offres concernées était courte et que le prix particulièrement bas pouvait être justifié par le fait que les produits étaient proches de leur date limite de consommation [Décision n°96-D-67 du 29 octobre 1996]. Dans une décision de 2000, il a été considéré que la politique tarifaire d’un magasin FNAC confronté à la concurrence d’une autre enseigne n’était pas abusive, dès lors que les prix de vente étaient supérieurs aux coûts variables et qu’aucune stratégie prédatrice n’était établie [Décision n°00-D-70 du 31 janvier 2001]. Cette décision s’est notamment fondée sur le fait que la politique tarifaire de bas prix de la FNAC était ancienne et n’avait pas été déclenchée par l’arrivée du concurrent, que ce dernier avait toujours l’initiative des baisses de prix et pratiquait d’ailleurs globalement des prix inférieurs à ceux de la FNAC, que les baisses de prix pouvaient s’expliquer par une volonté d’enrayer la baisse générale de la fréquentation du magasin et enfin qu’aucun effet d’éviction n’avait été concrètement constaté.
Affaire Carte UGC Illimité. Cette décision de 2004 concerne les conditions de commercialisation d’une carte d’abonnement annuel donnant accès aux salles de cinéma du groupe UGC [Décision n°04-D-10 du 1er avril 2004]. De façon inhabituelle, la décision aborde d’abord la question de l’existence d’une stratégie d’éviction puis, ayant constaté qu’une telle stratégie ne pouvait être établie par des éléments probants, elle compare les tarifs pratiqués aux coûts variables du service concerné. S’agissant de la stratégie d’éviction, la décision rappelle qu’une telle stratégie vise à évincer les concurrents pour pouvoir ensuite hausser les prix et récupérer les profits perdus, ce qui suppose que les barrières à l’entrée sur le marché soient importantes et que les concurrents ne puissent résister longtemps aux pratiques de prédation. En l’espèce, certains concurrents importants avaient riposté en proposant des cartes d’abonnements similaires, UGC proposait aux autres concurrents de participer de façon non-exclusive à son propre système de carte d’abonnement et les autorités administratives sectorielles pouvaient retirer à UGC son agrément en cas d’effet d’éviction. En outre, l’effet d’éviction concret des pratiques n’était pas démontré. Il a donc été conclu à l’absence de preuve d’une stratégie d’éviction. S’agissant de la comparaison entre les tarifs et les coûts variables, la décision a tout d’abord précisé qu’en présence d’un prix forfaitaire pour un nombre théoriquement illimité de services, la comparaison devait s’opérer non en fonction d’un quantum de consommation virtuellement illimité mais en fonction de la consommation effective moyenne (constatée ou évaluée à partir des comportements connus des consommateurs) des clients ayant accepté cette offre. En outre, la décision a précisé qu’il convenait de procéder au calcul des prix moyens (calculés sur la moyenne de consommation annuelle de la carte d’abonnement tous spectateurs confondus) et ne pas se limiter à la consommation des seuls spectateurs les plus assidus, dans la mesure où l’économie générale d’un système d’abonnement illimité repose sur la compensation qui peut s’opérer entre la consommation des spectateurs assidus et ceux qui le sont moins. Sur cette base, il a été considéré qu’il n’y avait pas eu prédation, car le prix moyen estimé par entrée au cinéma était supérieur au coût variable de chaque entrée.
Affaire Eurostar. Saisi d’une demande de mesures conservatoires de British Airways, le Conseil de la concurrence s’est prononcé sur le caractère prétendument prédateur des prix pratiqués par la société Eurostar, détenue majoritairement par la SNCF, pour le transport ferroviaire sur le trajet Paris-Londres [Décision 05-D-11 du 16 mars 2005]. En l’absence d’éléments suffisamment probants, l’affaire a tout d’abord été renvoyée au fond en 2005 pour une instruction plus approfondie. Dans un second temps, en 2007, la saisine a été rejetée. Ces deux décisions contiennent des indications intéressantes concernant la prise en compte des coûts fixes et variables dans le domaine du transport. Selon la plaignante, Eurostar programmait une fréquence de trajets quotidiens qui n’était pas optimale du point de vue des coûts engendrés (le même nombre de passagers pourrait être transporté sur un nombre inférieur de trajets) et poursuivait ainsi un plan prédateur au détriment du transport par avion. Eurostar et la SNCF ont toutefois montré que, même si la totalité des coûts n’étaient pas couverts par les recettes de la ligne Paris-Londres, les recettes par passager et par train étaient supérieures aux coûts variables par passager et par train. Le Conseil a considéré que, si une stratégie d’augmentation volontaire des capacités à perte pouvait être prédatrice, il ne lui appartenait pas de vérifier, en l’absence d’une telle augmentation, si l’entreprise dominante serait plus profitable en réduisant ses capacités ? cette vérification relevant plus d’un jugement sur la gestion optimale de l’entreprise que sur le caractère prédateur de sa stratégie. Considérant que la stratégie tarifaire d’Eurostar visait à couvrir ses considérables coûts fixes et à tirer un maximum de revenus de la demande (yield management), et que de nouvelles entrées récentes sur le segment du transport aérien sur la ligne Paris-Londres montraient qu’une stratégie de prédation suivie d’une phase de récupération des pertes ne serait pas profitable, la décision conclut à l’absence d’abus.
Affaire Canal Plus. Cette décision de 2005 concernait une offre couplée d’abonnements aux bouquets de chaînes de télévision de la société Canal Plus, en position dominante sur le marché français de la télévision à péage, et de sa filiale CanalSatellite [Décision n° 05-D-13 du 18 mars 2005]. Dans le cadre de cette offre, le consommateur se voyait proposer, pour tout abonnement à Canal Plus, le droit de souscrire au bouquet de chaînes de CanalSatellite pour un prix additionnel réduit par rapport à l’offre habituelle de cette dernière. Après avoir précisé que la comparaison entre le tarif de l’offre et ses coûts devait tenir compte de l’intégralité des coûts afférents aux deux offres commercialisées de façon couplée, la décision constate qu’il était « hautement vraisemblable » que la marge dégagée sur l’abonnement à Canal Plus, du fait d’un prix très au-dessus du coût marginal d’un abonné à cette chaîne, couvre la différence entre le prix additionnel proposé pour l’abonnement à CanalSatellite dans l’offre couplée et les diverses estimations du coût marginal d’un abonné à CanalSatellite. Ainsi, aucun élément au dossier ne permettait de démontrer que le prix de l’offre couplée ne couvrait pas les coûts de cette même offre. En outre, il a été relevé que la faible durée des pratiques en cause (environ 6 mois) et la puissance financière du principal concurrent, qui s’est montré lui aussi capable d’émettre des offres couplées, « rendaient improbable la réussite, voire l’existence, d’une stratégie d’éviction ». La décision conclut donc à l’absence de prix prédateurs.
Affaire GlaxoSmithKline II. Dans une décision de 2007, une entreprise pharmaceutique a été sanctionnée pour avoir pratiqué des prix prédateurs sur un médicament, dans le cadre d’appels d’offres organisés par des hôpitaux [Décision n°07-D-09 du 14 mars 2007]. Après avoir récapitulé les principes élaborés lors de ses précédentes décisions, la décision compare les coûts et les prix de vente de la filiale française du groupe GlaxoSmithKline. Pour déterminer les coûts variables de cette dernière, ont été pris en compte le prix d’achat du produit auprès d’une autre société du groupe et, pour déterminer les prix de vente, le prix de vente pratiqué pour chaque appel d’offres organisé par des hôpitaux. Il a été considéré que, dans la mesure où le prix d’achat est nécessairement un minorant des coûts variables, la prédation pouvait être présumée lorsque le prix de vente était inférieur ou égal au prix d’achat et que cette présomption était établie dans le cas d’espèce. L’intention prédatrice était étayée par un indice supplémentaire en raison du caractère sélectif des prix inférieurs aux coûts variables, qui n’étaient pratiqués que lorsque des concurrents étaient présents dans le cadre de l’appel d’offres concerné. Puis la décision a caractérisé l’existence, dans le cas d’espèce, d’une stratégie prédatrice. Trois types de stratégies pouvaient être envisagées: (1) la prédation financière, qui vise à influencer la perception que les investisseurs ont de l’entreprise victime et à arrêter son financement, (2) la prédation par signal, qui vise à influencer la perception qu’a l’entreprise victime des conditions de rentabilité du marché, (3) la prédation par construction d’une réputation, dans laquelle le prédateur cherche à se bâtir une réputation d’agressivité. En l’espèce, l’entreprise pharmaceutique avait, selon la décision, cherché à se créer une réputation d’agressivité pour dissuader l’entrée sur le marché de médicaments génériques après l’expiration de son brevet. L’argument de l’entreprise mise en cause, selon lesquels elle n’aurait fait que s’aligner sur les tarifs de ses concurrents, a été rejeté comme n’étant pas démontré en fait, comme l’argument selon lequel la récupération des pertes subies était impossible. Sur ce dernier point, la décision a précisé que, pour être interdite, la politique de prédation ne doit pas nécessairement viser à évincer définitivement les concurrents du marché, mais peut aussi viser à ménager au prédateur « une période suffisante d’atténuation de la pression concurrentielle sans qu’il soit obligé d’engager trop rapidement et de manière répétée des politiques de prix bas génératrices de pertes pour tirer bénéfice de l’éviction de ses concurrents ou de leur discipline ». La décision conclut par une étude des effets concrets de la pratique, tout en précisant qu’il suffit que la prédation ait pour effet potentiel, au moment où elle est pratiquée, d’évincer le ou les concurrents, pour être considérée comme abusive. Cette décision a toutefois été annulée par la Cour d’appel de Paris, qui a considéré que le scénario d’une stratégie de réputation d’agressivité n’était pas crédible en l’espèce [Cour d’appel de Paris, arrêt du 8 avril 2008, RG n°2007/07008].