Les coopératives agricoles à l’heure des rapprochements

Dans un contexte de mondialisation des marchés, de forte volatilité des prix des matières premières et pour certains secteurs de fin des quotas (par exemple pour le lait et le sucre), les coopératives agricoles, qui réalisent 40% de la production agro-alimentaire en France , sont confrontées à une vive concurrence, caractérisée notamment par une concentration croissante des acteurs industriels de l’agrofourniture en amont (en particulier, dans le secteur des semences) et de la grande distribution en aval.

Dans ces conditions, les coopératives agricoles doivent s’adapter en nouant des relations avec d’autres acteurs coopératifs ou des acteurs extérieurs (tels qu’établissements financiers ou groupes privés industriels), dans le but tant de consolider leurs métiers de base que de trouver de nouveaux relais de croissance par un développement des activités aval.

Or, de ce point de vue, les coopératives ont un handicap, qui est l’accès aux fonds propres : en effet, les coopératives agricoles sont souvent présentées comme des coopératives dites « fermées » (nonobstant le grand nombre d’associés coopérateurs qu’elles regroupent). Cela signifie que le lien entre l’associé coopérateur et sa coopérative est très fort et que la coopérative peut d’ailleurs représenter pour l’adhérent une part extrêmement importante, voire la totalité de son activité. Dans ces conditions, les coopératives agricoles dont l’essentiel du résultat disparaît traditionnellement sous forme de compléments de prix ou de ristournes versés aux agriculteurs ont du mal à s’autofinancer.

Cet handicap, qui n’est d’ailleurs que la conséquence de certaines contraintes inhérentes au secteur coopératif agricole (en particulier, la règle de l’exclusivisme, la limitation de la rémunération du capital et l’impartageabilité des réserves) soulève donc la question des moyens juridiques dont disposent les coopératives agricoles pour mener à bien la consolidation recherchée.

L’objet de cet article est d’analyser, au vu des contraintes et spécificités applicables au secteur coopératif agricole, la mise en ?uvre des instruments légaux permettant d’effectuer des rapprochements entre coopératives (I) et l’utilisation de moyens alternatifs retenus dans la pratique par certains groupes coopératifs (II).

I- LES INSTRUMENTS LEGAUX PERMETTANT D’EFFECTUER DES RAPPROCHEMENTS ENTRE COOPERATIVES

La réglementation applicable aux coopératives agricoles prévoit différents modes de rapprochement entre coopératives. Après la constitution d’unions de coopératives, le législateur est intervenu plus récemment pour permettre des opérations de fusion entre coopératives ainsi que la création de sociétés coopératives européennes.

(a) Les unions de coopératives agricoles

Aux termes de l’article L521-1 du Code Rural et de la Pêche Maritime (CRP), les sociétés coopératives agricoles peuvent se grouper en unions de coopératives agricoles. De même que pour les coopératives agricoles de base, leurs conditions de constitution, fonctionnement et administration sont définies sur la base de statuts type homologués par arrêté ministériel, qui dépendent de l’objet assigné à l’union ; ainsi les statuts type visent trois types d’unions : celles ayant des activités de production, transformation, collecte et vente, les unions d’approvisionnement et les unions de services .

La règle de l’exclusivisme selon laquelle la coopérative agricole, au service de ses adhérents agriculteurs implantés dans une zone géographique définie, ne peut réaliser d’opérations qu’avec eux, s’applique de la même manière pour l’union de coopératives que pour la coopérative de premier degré. Ainsi, lorsqu’elle a pour objet de collecter et de transformer certains produits de ses sociétaires, ce sont les adhérents des coopératives membres qui s’engagent à lui vendre tout ou partie des produits concernés. Tout comme les coopératives, les unions peuvent néanmoins effectuer des opérations avec des tiers non coopérateurs dans la limite de 20% de leur chiffre d’affaires annuel et à condition que ces opérations fassent l’objet d’une comptabilité spéciale (les excédents provenant de ces relations étant portés à une réserve indisponible spéciale) .

L’un des intérêts d’une union de coopératives agricoles est de faciliter la gestion des relations avec les agriculteurs, notamment par la voie d’une gouvernance permettant une plus grande pondération des voix : en effet, une coopérative adhérente de l’union peut disposer jusqu’à 40% des droits de vote au sein des organes de l’union, voire même 60% s’il n’y a que deux coopératives membres . Ainsi, le regroupement des coopératives au sein d’unions facilite l’expression d’un choix politique plus clair.

En pratique, on constate que la constitution d’unions de coopératives répond à des objectifs différents selon le rôle qui leur est assigné (producteur/transformateur ou simple acheteur/revendeur) et de l’étendue de la mise en commun des moyens par les coopératives adhérentes : tantôt l’union sera un véritable vecteur de rationalisation de la production, permettant la transformation à grande échelle des matières premières fournies par les agriculteurs adhérents, tantôt il ne s’agira que de mutualiser certains moyens (notamment commerciaux ou de conditionnement) sans réelle intégration des moyens de production des membres. Ce dernier cas de figure est particulièrement notoire dans le domaine vinicole, où le secteur coopératif reste encore très atomisé. Par ailleurs, moins l’intégration des moyens sera forte, plus les coopératives membres de l’union pourront se faire concurrence ; ainsi, toujours dans le secteur vinicole, les unions commerciales vrac n’empêcheront pas que les coopératives adhérentes se fassent concurrence sur la vente en bouteilles.

En conclusion, les unions de coopératives agricoles constituent un mode imparfait et incomplet de rapprochement des activités. Elles sont souvent une étape intermédiaire avant d’envisager une fusion.

(b) Les spécificités des opérations de fusion et assimilées entre coopératives agricoles

L’ordonnance n°2006-1225 du 5 octobre 2006 a introduit les conditions de mise en ?uvre des opérations de restructuration juridique des coopératives agricoles et de leurs unions. Au regard de l’ampleur de certaines opérations et de la fréquence des rapprochements, il devenait indispensable pour les coopératives de disposer d’un cadre juridique clair pour mener à bien des opérations de fusions, scissions et apports partiels d’actifs et ce tant du point de vue des relations avec les adhérents que de celui d’un fonctionnement économique pérenne.

Dans ce cadre, l’ordonnance a étendu aux coopératives agricoles bon nombre des principes régissant les restructurations entre sociétés commerciales (en particulier, le principe de transmission universelle de patrimoine et la possible rétroactivité de la date d’effet comptable de l’opération) tout en clarifiant le sort des engagements coopératifs des adhérents des sociétés absorbées ou apporteuses.

Dès lors, si le régime des fusions entre coopératives agricoles est largement calqué sur celui applicable aux sociétés commerciales (y compris en matière de contrôle des concentrations), il n’en revêt pas moins certaines particularités induites par les principes coopératifs:

– Le principe du nominalisme (ou d’a-capitalisme) a pour conséquence notable que, comme l’a rappelé le Comité de la Réglementation Comptable , les apports résultant d’opérations de fusion, scission ou apport partiel d’actifs réalisés entre coopératives agricoles ou avec une union de coopératives agricoles sont enregistrés dans le traité d’apport pour leur valeur comptable. Ainsi, la valeur réelle n’a pas d’incidence, l’article R526-5 du CRP précisant même qu’elle n’est mentionnée qu’à titre informatif ; là où dans le régime de droit commun applicable aux sociétés commerciales, les modalités de la fusion seront définies sur la base du calcul de la parité entre la société absorbante et la ou les sociétés absorbées, dans le régime spécifique aux coopératives agricoles, le montant de l’augmentation de capital de la coopérative absorbante ou bénéficiaire sera égal au montant du capital de la coopérative ou union absorbée. Ceci explique pourquoi les coopératives ou unions participant à une fusion peuvent être tentées de réévaluer leurs bilans avant la réalisation d’une opération de fusion ou de scission . On rappellera à cet égard que les coopératives ont désormais acquis le droit de constituer des réserves de réévaluation, qui peuvent ensuite être incorporées au capital social et ainsi donner lieu à une revalorisation des parts sociales. Toutefois, l’augmentation de capital par prélèvement sur ces réserves de réévaluation ou sur d’autres réserves libres d’affectation doit être effectuée dans la limite du barème en vigueur fixant le taux de majoration applicable aux rentes viagères. Par ailleurs, la succession des opérations de réévaluation du bilan et de fusion doit être appréciée avec prudence lorsque la coopérative apporteuse est partiellement imposable à l’impôt sur les sociétés. Les parties devront ainsi veiller à pouvoir justifier de la réévaluation par des motifs autres que fiscaux. L’administration s’est, en effet, réservée la possibilité de mettre en ?uvre la procédure d’abus de droit visée à l’article L.64 du Livre des procédures fiscales si la réévaluation effectuée avant la fusion est irrégulière sur le plan juridique et répond à des considérations fiscales prédominantes, et non à un intérêt économique réel . Ces limitations ajoutées à une procédure relativement lourde rendent finalement cette opportunité de réévaluation du bilan avant la réalisation d’une fusion peu attractive .

– Les dispositions légales organisent le transfert des engagements d’activité souscrits par les associés coopérateurs au sein de la coopérative absorbée à la société absorbante: si l’opération de fusion, scission ou apport partiel d’actif a pour effet d’augmenter les engagements d’activité des associés coopérateurs (c’est-à-dire l’apport de productions, l’approvisionnement ou l’utilisation de services de la coopérative), chacun d’entre eux doit donner son accord. L’article L526-5 du CRP dispose qu’à défaut d’accord, à la date d’expiration de son engagement d’activité ou de la durée de sa participation, si l’associé coopérateur n’a pas exercé son droit de retrait, les engagements prévus par les statuts de la société absorbante ou bénéficiaire de l’apport lui sont opposables à compter de la date du renouvellement de son engagement d’activité ou du renouvellement de sa participation.
En ce qui concerne plus spécifiquement les apports partiels d’actifs portant sur une branche d’activité ou une production donnée au sein d’une branche d’activité, une procédure de consultation est organisée auprès des associés coopérateurs ayant souscrit un engagement d’activité au sein de cette branche d’activité ou cette production. Par ailleurs, les associés coopérateurs de la coopérative ou de l’union de coopératives agricoles adhérents de la branche d’activité ou contribuant à la production transmise peuvent devenir associés coopérateurs de la société coopérative ou de l’union de coopératives bénéficiaire du patrimoine dans les conditions identiques à celles prévues pour les opérations de fusions. Ceci constitue une particularité propre aux coopératives puisqu’en droit commun, c’est la société apporteuse d’une branche d’activité qui devient actionnaire de la société bénéficiaire. Enfin, les réserves constituées à partir de l’activité ou d’une production donnée doivent être incluses dans l’apport de cette activité ou de cette production.
– toute fusion (et opérations assimilées) d’une coopérative agricole doit recevoir l’agrément du Haut Conseil de la Coopération Agricole (HCCA) au titre de l’article R525-4 du CRP, dès lors qu’elle donne lieu à une extension de la circonscription territoriale ou de l’objet social de l’absorbante ou de la bénéficiaire. Par ailleurs, un contrôle spécifique dit de révision s’applique. Il est réalisé par une fédération de coopératives agréée, dont le rôle est d’apprécier entre autres si les associés de la société absorbée ou scindée voient leurs engagements modifiés dans la société absorbante ou nouvelle. Le réviseur vérifie également les conditions d’échange des parts sociales et le traitement des principes coopératifs.

– le traitement fiscal des opérations de restructurations entre coopératives agricoles dépend dans une certaine mesure du point de savoir si la coopérative agricole apporteuse est ou non imposable à l’impôt sur les sociétés . En effet, si la coopérative apporteuse est totalement exonérée d’IS, les plus-values dégagées sur les actifs apportés restent exonérées, que la bénéficiaire soit elle-même exonérée ou partiellement imposée. En revanche, si la coopérative agricole ne jouit pas d’une exonération totale, la fusion est susceptible de donner lieu à la même imposition que pour les sociétés commerciales classiques. Les parties pourront alors avoir intérêt à opter pour le régime spécial des fusions défini par les articles 210A et suivants du Code général des impôts. Les coopératives agricoles et leurs unions entrent, en effet, dans le champ d’application de l’impôt sur les sociétés même si elles en sont exonérées en vertu de l’article 207 du CGI. Le bénéfice du régime de faveur des fusions, réservé aux entités passibles de l’IS, leur est par conséquent ouvert . L’application du régime de faveur permet de traiter l’opération de fusion comme une opération intercalaire. Ainsi, en matière fiscale comme en matière comptable, aucune plus-value ne sera dégagée du fait de l’opération et aucune reprise de provision ne sera constatée. La coopérative absorbante restera en revanche tenue de calculer les gains sur éléments d’actifs apportés en fonction de la valeur qu’ils avaient dans les comptes de la société absorbée. La plus-value de cession d’immobilisations sera imposable à l’impôt sur les sociétés suivant le prorata coopératif appliqué à la coopérative bénéficiaire sans que cette fraction puisse être inférieure à celle qui s’appliquait chez l’absorbée au moment de l’opération. L’application du régime de faveur aura également pour effet d’ouvrir droit au régime de transfert de déficits fiscaux en report chez la coopérative agricole absorbée au bénéfice de la société absorbante.

– en matière de droits d’enregistrement, seul le droit fixe de 375 euros (porté à 500 euros si le capital social de l’absorbante excède 225.000 euros) s’applique aux opérations de fusions de coopératives agricoles. En matière de TVA, l’article 257 bis du CGI s’applique pleinement et dispense de TVA le transfert des biens meubles, biens immobiliers et apports de marchandises.
En pratique, le choix d’adopter la fusion des structures comme mode de rapprochement entre coopératives est souvent dicté par des considérations de proximité géographique, l’idée étant d’assurer une spécialisation des sites de production, la mutualisation des moyens techniques ainsi que l’optimisation des coûts, dans le but de mieux résister à la concurrence. La récente fusion des coopératives céréalières Eolys, Coopagri Bretagne et CAM 56 pour constituer Triskalia (en Bretagne), ou celle conclue entre Elle & Vire et Agrial (en Normandie) ou encore celle intervenue entre Champagne Céréales et Nouricia (en Champagne) s’inscrivent dans cette logique.
Pour finir, un mot doit être dit sur la possibilité de fusionner une coopérative agricole avec une société commerciale : si rien n’empêche juridiquement une telle opération, ceci ne peut avoir lieu que sous deux réserves : (i) l’autorisation du HCCA et (ii) l’engagement de la société absorbante de faire figurer dans une ligne particulière de son bilan le montant des réserves non distribuables aux sociétaires ou incorporables au capital pendant une période de 10 ans et de porter dans ses statuts la mention et la durée de cette indisponibilité. Compte tenu de cette contrainte, on comprend pourquoi les rapprochements entre sociétés coopératives et sociétés commerciales s’effectuent d’une autre manière que nous analyserons plus loin, celle des alliances capitalistiques.

(c) La coopérative européenne agricole

La loi du 3 juillet 2008 portant diverses dispositions d’adaptation du droit des sociétés au droit communautaire insère dans la loi du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération un titre consacré à la société coopérative européenne. Ce statut est tout à fait envisageable dans le secteur agricole, il suffit pour cela que la société se conforme aux dispositions du droit communautaire applicable , aux dispositions nationales de l’Etat membre où se situe son siège statutaire ainsi qu’aux dispositions spéciales en matière de coopératives agricoles.

De manière similaire à ce qui est prévu pour les sociétés commerciales avec la société européenne, la coopérative européenne est constituée soit par transformation d’une coopérative existante (dès lors que celle-ci a depuis deux ans au moins un établissement ou une filiale dans un autre Etat membre de l’UE) soit par fusion de coopératives ayant leur siège dans deux Etats membres différents (la fusion peut elle-même avoir lieu soit par absorption soit par création d’une personne morale nouvelle).

Sur le plan fiscal, le législateur européen a apporté les aménagements nécessaires pour faciliter le transfert de siège d’un Etat membre à un autre d’une société coopérative européenne. L’article 10 ter de la Directive CE n°2005/19/CE du 17 février 2005 dispose que le transfert de siège n’entraîne pas en principe d’imposition des plus values sur les éléments d’actifs détenus par la coopérative dans l’Etat membre d’origine. Cette dispense d’imposition est néanmoins subordonnée à la condition que la coopérative agricole européenne maintienne ces actifs au bilan d’un établissement stable formalisé dans ce même Etat d’origine.

Bien que la société coopérative européenne constitue un statut intéressant permettant un rapprochement intracommunautaire de coopératives agricoles, son adoption est néanmoins compliquée par un formalisme lourd (à respecter dans plusieurs Etats membres), une application cumulative des règles communautaires et nationales (donnant lieu à une grande complexité des solutions proposées, dans la mesure où elles ne sont pas toujours concordantes) ainsi qu’un régime contraignant en matière d’implication des travailleurs dans la gestion de la société (à tout le moins si l’une des sociétés participant à la fusion prévoyait une telle implication avant la réalisation de la fusion).

Par ailleurs, l’un des attraits de la société coopérative européenne, qui consiste à permettre une plus grande distribution des excédents (après déduction de la dotation à la réserve légale et des ristournes versées aux coopérateurs) est battu en brèche par le principe d’application cumulative des normes nationales et communautaires. Ainsi une SEC agricole établie en France devra forcément se conformer aux dispositions plus contraignantes du CRP ; on rappellera que la législation française fait obligation aux coopératives agricoles de constituer des réserves indisponibles (intégrant en particulier les subventions publiques ainsi que le résultat des opérations effectuées avec les tiers non associés), la réserve légale et d’autres réserves obligatoires (telle que la réserve pour remboursement de parts). Or, selon le principe dit de la « dévolution désintéressée », les réserves de la coopérative ne peuvent (à la seule exception des réserves de réévaluation et autres réserves libres d’affectation) être partagées entre les associés et s’il y a un boni de liquidation en cas de dissolution, les fonds doivent être dévolus soit à d’autres coopératives ou unions de coopératives soit à des ?uvres d’intérêt général agricole.

En outre, l’autre avantage de la SEC consistant à transférer le siège d’une société coopérative européenne d’un Etat membre à un autre (sans entraîner une perte de sa personnalité juridique) est amoindri par un certain nombre d’obstacles, tels que le droit d’opposition des pouvoirs publics pour des raisons d’intérêt public, la vérification d’une protection des intérêts des créanciers au moins équivalente dans le pays du nouveau siège et le droit de retrait des membres qui s’y opposent.

Enfin, dans le cadre d’un transfert de siège, la nécessité sur le plan fiscal de maintenir les actifs au bilan d’un établissement stable dans l’Etat d’origine empêche les coopératives européennes de bénéficier à plein des avantages offerts par les réglementations de ces Etats aux coopératives agricoles. Ainsi, en France, le bénéfice des exonérations fiscales n’est accordé qu’à des coopératives ayant la personnalité juridique et respectant les dispositions inscrites dans le CRP (articles L521-1 et suivants).
Ces différentes contraintes expliquent sans doute pourquoi à ce jour on ne recense aucune société coopérative agricole européenne immatriculée en France.

II ? LES MOYENS ALTERNATIFS UTILISES PAR LES GROUPES COOPERATIFS

De plus en plus, les coopératives agricoles doivent affronter une concurrence, y compris sur leurs métiers de base, de sorte qu’elles ne peuvent plus se contenter de produire sans se soucier de la demande sur le marché. Le développement des vins du Nouveau Monde au cours des dernières années est particulièrement topique par rapport au secteur de la coopération vinicole.

Comme nous l’avons vu, un frein significatif à la consolidation des activités amont et aval des coopératives est l’accès aux fonds propres. Certes, il est vrai que pour reprendre des actifs industriels directement liés à leur exploitation les coopératives peuvent parfois faire appel à leurs associés coopérateurs (ce qui a été le cas dans le secteur du sucre lors de la reprise de Beghin Say par Tereos ou du lait avec la reprise d’Entremont par Sodiaal). Toutefois, cela se fait souvent au prix d’efforts très significatifs de la part des associés coopérateurs qui s’engagent à ne pas percevoir de compléments de prix sur leurs produits pendant plusieurs années ou à les affecter à des comptes courants bloqués, afin de permettre le remboursement de la dette bancaire souscrite par le groupe coopératif.

Par ailleurs, il existe des outils institués par la loi pour renforcer les fonds propres des coopératives et de leurs unions mais ils ne sont que faiblement utilisés par les coopératives agricoles, leur attractivité n’étant pas jugée satisfaisante par leurs partenaires, notamment financiers : il en va notamment ainsi du statut d’associé non coopérateur institué par les articles L522-3 et 522-4 du CRP (compte tenu de la limitation de la rémunération du capital sous forme d’un intérêt plafonné, de l’absence de plus values sur les parts sociales et de l’impossibilité de bénéficier d’un nombre de voix proportionnel au capital détenu). De même, les valeurs mobilières spécifiques (telles que titres participatifs et certificats coopératifs d’investissement) ne sont quasiment jamais mis en ?uvre dans la coopération agricole, ces titres étant jugés comme très peu liquides par les investisseurs.

En outre, les coopératives peuvent émettre des obligations et procéder à une offre au public de ce type de valeurs mobilières. Toutefois, une coopérative recourant à une émission obligataire perdra l’intégralité des avantages fiscaux liés à son statut.

En définitive, les partenaires extérieurs de la coopération agricole ne se sentiront véritablement en confiance que si les activités aval sont développées par des sociétés commerciales, filiales de coopératives ou unions de coopératives, au sein desquelles ils investiront en fonds propres, le cas échéant en qualité d’actionnaires minoritaires : cela leur permet de mieux contrôler la gouvernance de l’entreprise et d’appréhender directement les résultats et les plus values générés par celle-ci.

Aussi, la filialisation apparaît-elle comme l’axe juridique principal de développement et de partenariat, tant entre groupes coopératifs et privés qu’entre groupes coopératifs eux-mêmes. Les maîtres mots sont compétitivité, taille critique et intégration verticale des filières.

(a) Le cadre juridique de la filialisation

Le cadre légal dans lequel s’inscrit le recours à la filialisation est la loi n°91-5 du 3 janvier 1991. Cette loi a intégré au CRP un article L523-5-1 permettant aux sociétés coopératives agricoles et à leurs unions (lesquelles ne peuvent de par leur statut distribuer de dividendes à leurs associés) de prendre des participations dans des personnes morales et de distribuer à leurs associés coopérateurs et non coopérateurs tout ou partie des dividendes qu’elles reçoivent au titre de ces participations, cette distribution étant faite au prorata des parts sociales libérées. Dans ce cadre, les coopératives agricoles et leurs unions peuvent sous certaines conditions bénéficier du régime des sociétés mères et filiales qui permet l’exonération d’impôt sur les sociétés pour les produits de filiales à l’exception d’une quote-part de frais et charges de 5%. Outre les conditions générales d’éligibilité au régime (titres revêtant la forme nominative détenus en pleine propriété pendant une période minimale de 2 ans et représentant au moins 5% du capital de la société émettrice), le bénéfice du régime est réservé aux coopératives agricoles qui demeurent partiellement soumises à l’impôt sur les sociétés. En revanche, les coopératives agricoles demeurent exclues du régime d’intégration fiscale. Enfin, les prises de participations directes ou indirectes par des coopératives agricoles sont soumises à un formalisme léger, puisqu’il suffit d’effectuer une déclaration auprès du HCCA.

C’est ainsi que des activités de seconde transformation de produits agricoles ont été créées (le cas échéant par voie d’apports partiels d’actif provenant de la coopérative) ou rachetées par le biais de sociétés de capitaux. L’objectif recherché est à la fois de développer des métiers aval générateurs d’une plus grande valeur ajoutée et par la même occasion d’étendre les débouchés pour les produits des agriculteurs adhérents et leur fournir un revenu complémentaire par voie de distribution de dividendes.

(b) Les problématiques juridiques et fiscales posées par la filialisation

Le déplacement de certaines activités initialement développées par une coopérative agricole ou union vers une filiale constituée sous forme de société commerciale induit nécessairement des ajustements aux règles coopératives (pour certains, ils peuvent même apparaître comme des contournements):

– La filiale n’ayant aucune restriction quant aux opérations qu’elle peut mener avec des tiers, elle n’est en effet pas obligée de travailler avec les adhérents. Cela peut donc apparaître aux yeux de certains comme une entorse au principe d’exclusivisme. Toutefois, on constate qu’en pratique, les groupes coopératifs sont organisés de telle sorte qu’en fonction des contraintes géographiques, l’essentiel des matières premières produites par les associés coopérateurs est écoulé auprès des filiales de production de ces groupes.

– Il en va de même pour le principe de territorialité, les filiales commerciales pouvant être établies loin du périmètre d’action géographique de la coopérative ou union de tête ; à cet égard, les exemples d’investissements réalisés au cours des dernières années par des groupes coopératifs (tels que Limagrain, Champagne Céréales ou Tereos) dans des actifs situés en Amérique du Sud ou en Asie ne manquent pas.

– Le pouvoir au sein de la filiale ne suit pas la règle « un homme, une voix » mais est organisé en fonction de la répartition du capital. Ainsi, la gouvernance des filiales sera déterminée par la coopérative ou union de tête, le cas échéant avec des aménagements contractuels prévus dans un pacte d’actionnaires conclu avec les partenaires.

– Les règles de rémunération seront fonction du choix opéré par la coopérative ou l’union de tête : les associés coopérateurs pourront percevoir (i) un intérêt sur le capital, (ii) des compléments de prix et (iii) les dividendes reçus des filiales (le cas échéant via une holding intermédiaire). Si une coopérative ne peut pas verser de dividendes si elle n’en a pas reçu, elle demeure en revanche libre de convertir des dividendes perçus de ses filiales en d’autres formes de distribution (par exemple, compléments de prix, ristournes, intérêts aux parts).

– Les filiales sont soumises à l’impôt sur les sociétés, au même titre que les sociétés commerciales, au taux applicable dans l’Etat dans lequel elles sont établies.

– Les flux entre la holding coopérative et ses filiales seront fiscalisés dans les conditions suivantes :

o La redistribution à leurs associés des dividendes perçus par les coopératives au titre de leur participation est imposée dans les conditions de droit commun ;

o Les opérations non prévues expressément dans l’objet statutaire de la coopérative réalisées pour le compte des filiales sont soumises à l’impôt sur les sociétés, de même que les sommes versées par les associés coopérateurs en vue de financer les relations avec les filiales commerciales ;

o Les produits résultant du placement de la trésorerie sont exonérés, y compris lorsqu’ils correspondent à l’activité assujettie à l’impôt sur les sociétés. Les placements peuvent être effectués auprès des filiales et exonérés dès lors que le placement est à échéance d’au plus trois mois et que la liquidité du placement est garantie, permettant ainsi d’en obtenir le remboursement à tout moment.

– Les filiales contrôlées directement par la coopérative ou l’union de tête ou indirectement via une holding organisée sous forme de société commerciale devront être consolidées par intégration globale.

(c) La filialisation au regard de la pratique

La dernière décennie a vu la constitution de véritables groupes coopératifs regroupant tant les activités coopératives par excellence, identifiées comme celles de l’amont (telles que la collecte, la mise à disposition de biens d’équipement pour les agriculteurs, trituration, meunerie), avec des marges structurellement faibles, que les activités aval (transformation des matières premières collectées, commercialisation), génératrices d’une plus grande valeur ajoutée.

Pour contribuer au financement de ces investissements, les groupes coopératifs agricoles peuvent s’associer à d’autres acteurs, tels que des établissements financiers ou des opérateurs privés voire même dans certains cas avoir recours aux marchés de capitaux. En fonction de la nature des investisseurs, de leurs objectifs et contraintes, la filialisation s’accompagne de la mise en place d’instruments juridiques et dispositifs contractuels destinés à sécuriser leur investissement.

Leur trait commun est la prédominance d’un contrôle exclusif (ou en tout cas majoritaire) par une coopérative ou union de coopératives de tête. Ce contrôle s’exerce directement sur les sociétés opérationnelles ou pour les plus grands groupes via une ou plusieurs holdings, constituées sous forme de sociétés de capitaux et chargées d’animer les activités de diversification par filière. Certains groupes coopératifs peuvent réserver à leurs adhérents la possibilité de souscrire directement une quote part du capital de la holding voire même en dessous de la holding au niveau des filiales qui sont en rapport direct avec leurs exploitations. Ils bénéficient ainsi en sus de leurs droits traditionnels d’associés coopérateurs, de droits politiques et économiques directs (notamment dividendes) au sein de la holding ou de la société opérationnelle.

? Partenariats avec des établissements financiers

La coopération agricole dispose de partenaires financiers privilégiés qui s’inscrivent dans la logique d’un investissement à long terme. Ils accompagnent les entreprises coopératives agricoles tant par l’octroi de prêts que par l’apport de fonds propres ou quasi fonds propres (on peut citer à ce titre le Crédit Agricole, l’IDIA, Unigrains ou Sofiproteol). Plus récemment, on a pu noter l’implication du Fonds Stratégique d’Investissement dans plusieurs entreprises coopératives, notamment Limagrains et Siclae. On les retrouve généralement en tant qu’actionnaires minoritaires au sein de holdings contrôlées par des groupes coopératifs et qui recouvrent leurs activités de diversification. Traditionnellement représentés au sein des organes sociaux de la holding, ils veillent à la préservation de leur investissement par l’octroi d’une information financière renforcée sur les activités et performances du groupe, certains droits de veto sur la définition des orientations stratégiques des filiales et par des droits de sortie/liquidité en cas de perte du contrôle de la holding par la coopérative agricole ou si le développement des activités des filiales n’est pas conforme aux orientations stratégiques définies au début du partenariat. Ainsi, un acteur financier spécialisé dans une filière (par exemple, Sofiproteol dans le secteur des huiles et protéines végétales) souhaitera mettre en ?uvre son droit de retrait (par le biais d’un rachat de ses titres par l’actionnaire majoritaire) dans l’hypothèse où le budget des programmes de recherche du groupe dans le secteur concerné vient à diminuer significativement ou si des actifs dans ce secteur sont cédés.

? Partenariats avec des groupes privés industriels ou d’autres groupes coopératifs

La pratique des pactes d’actionnaires entre acteurs coopératifs et privés révèle la recherche d’un équilibre entre la défense des produits des coopérateurs (à travers leurs coopératives de base) et leurs débouchés d’une part, et la préservation du capital dans l’intérêt des actionnaires minoritaires d’autre part. Ainsi, une union de coopératives majoritaire au capital s’attachera à ce que la filiale commune de production s’approvisionne le plus possible auprès de ses sociétaires tandis que le ou les actionnaires minoritaires veilleront par différents moyens et dispositifs à préserver la marge brute de la société ; ceci sera particulièrement vrai en cas d’alliance avec un groupe industriel qui apportera notamment à la société ses compétences en matière de maîtrise des circuits de commercialisation.

Dans le cas où une partie significative des produits fabriqués par la filiale serait fournie aux associés coopérateurs (par exemple, en matière de nutrition animale), la préoccupation des actionnaires minoritaires sera d’établir des règles du jeu contractuelles concernant notamment la fixation des prix des produits fournis par la société commune à la coopérative et ses adhérents, des délais de paiement, l’interdiction de consentir des remises et autres ristournes sans une décision des organes de la société prise à la majorité qualifiée ou à l’unanimité etc.

Si la majeure partie des partenariats (y compris ceux noués entre coopératives agricoles) concernent les métiers aval, on en recense néanmoins un certain nombre dans le domaine de la recherche et développement ; dans ce cas, les partenaires au sein de la société commune doivent s’accorder sur des règles d’exploitation et de propriété des résultats de ces recherches en particulier s’ils demeurent l’un et l’autre actifs dans la commercialisation des produits qui en découlent (par exemple, en matière de semences, définition des modalités d’accès au matériel génétique, le cas échéant par un mode de tirage alternatif).

Ainsi, les protections requises par les actionnaires minoritaires intégreront au moins celles normalement accordées aux acteurs financiers (telles que droits de veto sur les décisions stratégiques, droit de préemption, droit de sortie conjointe, liquidité), mais pourront également s’accompagner de l’octroi de valeurs mobilières spécifiques (telles qu’actions de préférence donnant droit par exemple à un dividende prioritaire), un objectif minimal de versement de dividendes, un engagement d’exclusivité ou de développement privilégié par lequel le groupe coopératif majoritaire s’engage à réaliser tous les développements de l’activité aval concernée (notamment par croissance externe) à travers la société commune.

? Variante avec les filiales cotées

A ce jour, deux groupes coopératifs se sont illustrés en réalisant la mise en bourse de certaines de leurs activités de transformation: il s’agit du groupe Limagrains avec sa filiale Vilmorin, spécialisée dans les semences de grandes cultures, semences potagères et produits de jardin, et du groupe Tereos, avec sa filiale Tereos Internacional (cotée au Brésil) regroupant les activités de transformation de céréales et de canne à sucre. Cette nouvelle dimension, qui fait cohabiter les investisseurs boursiers avec le monde coopératif, soulève des questions de principe auxquelles des solutions juridiques doivent être apportées: par exemple, de quelle manière et à quel point souhaite-t-on favoriser l’intéressement de l’agriculteur coopérateur au cours de bourse en plus de ses ressources traditionnelles (compléments de prix, intérêt aux parts, dividendes provenant des filiales)?

Cela peut se concevoir soit directement en permettant aux agriculteurs, le cas échéant, de souscrire des actions de la société cotée soit indirectement si une société coopérative apporte une partie significative de ses actifs (tels que fonds de commerce, marques, contrats clients) à une société anonyme faisant appel au marché boursier en échange de quoi elle pourrait par exemple détenir des actions de préférence de cette société et ainsi faire remonter de la valeur aux agriculteurs via la coopérative tête de groupe. Cette question soulève tant des sujets d’attractivité de l’investissement lors de l’introduction en bourse (notamment pour les investisseurs institutionnels et petits porteurs) que des questions philosophiques sur le rôle que doit avoir l’agriculteur dans ces développements.

Par ailleurs, l’existence d’une société cotée au sein du groupe donne à ses partenaires minoritaires la possibilité d’obtenir une liquidité de ses titres tant par le biais d’un rachat en numéraire par l’actionnaire majoritaire (« put option ») que par l’échange de leurs titres dans la holding non cotée contre des titres de la société cotée. Ainsi, le FSI a dans le cadre de son investissement dans Limagrain Holding obtenu une option pour convertir une partie de ses obligations souscrites dans Limagrain en actions Vilmorin pour faciliter sa sortie éventuelle à partir de 2017.

Conclusions

Les structures coopératives (en particulier les coopératives agricoles) sont actuellement mises à l’honneur, grâce à l’initiative de l’ONU qui a décrété 2012 « l’année internationale des coopératives », pour mieux faire connaître leur contribution au développement socio-économique, à la sécurité alimentaire et au développement rural. Il est vrai que par ces temps de turbulences économiques, les coopératives rassurent : caractérisées par la stabilité de leur actionnariat, leur vision long terme et une gouvernance favorisant la transparence, elles se définissent volontiers comme des entreprises non délocalisables et non opéables (ce qui ne signifie pas qu’elles ne doivent pas investir à l’étranger, loin de leurs bases d’origine).

Toutefois, compte tenu des aléas macro économiques (en particulier la volatilité chronique des prix des matières premières) et de la forte concentration de leurs concurrents et clients, les coopératives agricoles n’ont pas d’autre choix que de poursuivre la recherche de la taille critique et le développement de métiers à plus forte valeur ajoutée.

Grâce au mouvement de consolidation atteint par l’effet combiné des fusions de coopératives et de la filialisation, elles ne sont plus que 2.500 alors qu’elles étaient encore 3.000 en 2000 (pendant ce temps, le nombre des sociétés commerciales contrôlées par des coopératives est passé d’environ 500 à 1.700).

Malgré ces opérations et l’internationalisation croissante de leurs investissements, les coopératives françaises pèsent encore peu par rapport aux coopératives américaines et celles d’Europe du Nord. Ainsi que le relève le rapport annuel d’un grand groupe coopératif , « la taille des dix premières coopératives françaises ne représente qu’un tiers de celle des dix premières européennes (?). Sans une transformation industrielle, une commercialisation, une exportation à bonne échelle et dynamique, sans des coopératives puissantes et diversifiées, la France recule et perd, au fil des ans, sa position historique de première puissance agro-industrielle européenne ».

Pour convaincre les associés coopérateurs de la pertinence de ces choix (et en particulier lorsqu’il s’agit de procéder à des investissements à l’étranger, qui peuvent parfois être perçus comme trop lointains par rapport à leurs activités et leurs préoccupations), la clé réside dans la combinaison d’un dialogue permanent avec les associés coopérateurs et d’une bonne gouvernance alliant efficacité et rapidité dans la prise de décisions d’investissement ainsi que dans le maintien de rémunérations attractives pour les agriculteurs (le cas échéant, en panachant différents flux de rémunérations).