Limiter l’accès des États-Unis aux contrats publics européens

Limiter l’accès des États-Unis aux contrats publics européens : quels outils juridiques pour l’Union européenne ?

L’Union européenne cherche à défendre ses intérêts face à une ouverture des marchés devenue de plus en plus asymétrique et le renforcement actuel de l’arsenal protectionniste des Etats-Unis. Pour favoriser une plus grande réciprocité, l’Union s’est dotée de plusieurs instruments juridiques permettant d’encadrer, voire de restreindre, l’accès des pays tiers à ses marchés publics et contrats de concession. Quels sont ces outils et comment peuvent-ils être mobilisés face aux pratiques américaines ?

Un accès partiellement encadré par l’Accord sur les marchés publics

L’accès des opérateurs économiques américains aux contrats publics européens est encadré par l’Accord sur les marchés publics (« AMP ») de l’Organisation mondiale du commerce, conclu dans le cadre des accords de Marrakech du 15 avril 1994. La version révisée de l’AMP est entrée en vigueur pour les États-Unis, l’Union européenne et ses États membres le 6 avril 2014.

Dans les secteurs couverts par cet accord, les États-Unis bénéficient d’un traitement non moins favorable que les opérateurs économiques européens aux marchés publics des Etats membres (engagement repris à l’article 25 de la Directive 2014/24/UE et à l’article. 43 de la Directive 2014/25/UE).

Le principe du traitement non moins favorable ne s’applique pas a priori aux offres des opérateurs américains relatives à des procédures de passation des contrats de concession (concession de travaux/ de service/ de service public) – les Etats-Unis n’étant pas inclus dans l’accord de couverture de l’Union européenne et aucun principe général n’est prévu dans la Directive 2014/23 UE.

Ce principe ne s’applique pas non plus aux marchés publics de défense et de sécurité – qui sont expressément exclus du champ de l’AMP (AMP, art 3).

Pour ces contrats, il devrait ainsi être possible de limiter leur accès aux opérateurs étatsuniens selon les principes établis par l’arrêt Kolin (CJUE, 22 octobre 2024, aff. C-652/22) relatifs aux marchés publics conclus avec un pays tiers non-signataire d’un accord. Les États membres ne disposent pas de la compétence pour instaurer un mécanisme général de restriction. En revanche, les acheteurs publics/ autorités concédantes peuvent, au cas par cas, décider d’exclure ces opérateurs des procédures de passation.

En droit français, ces règles européennes ont été transposées et complétées comme suit :

– pour les marchés publics dits classiques, l’article L. 2153-1 du Code de la commande publique (« CCP ») impose à l’acheteur de garantir, dans la limite des accords internationaux, un traitement équivalent aux opérateurs économiques ainsi qu’aux travaux, fournitures et services issus ou produits issus de l’UE ou des pays signataires de l’AMP ou d’accords équivalents. En revanche, le CCP ne prévoit pas de principe similaire s’agissant des concessions.

– pour les marchés publics et contrats de concession dans le secteur de la défense ou de la sécurité, les articles L. 2353-1 et L. 3124-6 du CCP posent un principe de contractualisation avec des opérateurs économiques d’États membres de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen avec la faculté pour les acheteurs/ autorités concédantes d’autoriser, au cas par cas, la participation d’opérateurs issus de pays tiers.

En synthèse, en droit français, les opérateurs économiques américains peuvent être écartés des marchés publics et des concessions dans le secteur de la défense et de la sécurité, à la condition de le prévoir expressément dans le dossier de consultation.

L’outil IMPI : des mesures ciblées sur les contrats publics non couverts par un accord international

Le Règlement (UE) 2022/1031, dit IMPI (International Procurement Instrument) fait partie de la stratégie européenne visant à garantir aux entreprises de l’Union européenne un accès et des conditions de concurrence équitables aux contrats publics de pays tiers. Il est à noter que ce règlement s’applique uniquement aux marchés publics et aux concessions dans les secteurs ne relevant pas de la défense et de la sécurité.

Il permet à la Commission européenne, soit de sa propre initiative, soit sur la base d’une plainte motivée, d’enquêter sur des pratiques restrictives mises en œuvre par des pays tiers quant à l’accès à leurs contrats publics.

Lorsqu’une discrimination est avérée concernant des contrats non couverts par un accord international, la Commission peut adopter une mesure IMPI que les acheteurs publics/ autorités concédantes devront eux même appliquer et pouvant recouvrir l’une des deux formes suivantes :

– un ajustement de la notation des offres des opérateurs originaires du pays tiers concerné (réduction jusqu’à moitié de leur note, ou doublement fictif du prix proposé) ;

– une exclusion pure et simple de leurs offres.

Les acheteurs publics/ autorités concédantes devront également inclure dans les documents de consultation les obligations suivantes :

– ne pas sous-traiter plus de 50 % de la valeur totale du contrat à des opérateurs économiques originaires d’un pays tiers faisant l’objet d’une mesure relevant de l’IMPI ;

– pour les marchés dont l’objet concerne la fourniture de biens, faire en sorte que, pendant la durée du contrat, les biens ou les services fournis dans le cadre de l’exécution du contrat et originaires du pays tiers faisant l’objet d’une mesure relevant de l’IMPI ne représentent pas plus de 50 % de la valeur totale du contrat, que ces biens ou services soient fournis directement par le soumissionnaire ou par un sous-traitant.

L’IMPI s’applique aux marchés de travaux et aux contrats de concession dont la valeur est égale ou supérieure à 15 millions d’euros HT et aux marchés publics de services et de fournitures dont la valeur est supérieure à 5 millions d’euros HT.

Cet outil pourrait donc être mis en œuvre par la Commission européenne pour restreindre l’accès des opérateurs étasuniens aux procédures de passation des contrats de concession, ces derniers n’étant pas couverts par l’AMP.

L’instrument anti-coercition : d’outil dissuasif à « bazooka »

Le Règlement (UE) 2023/2675 relatif à la protection contre la coercition économique vise à permettre à l’Union européenne de répondre aux mesures hostiles émanant de pays tiers qui cherchent à exercer une pression sur ses décisions souveraines.

Cet outil s’applique aux marchés conclus avec des opérateurs de pays tiers, même si ces pays sont signataires de l’AMP, et pourrait donc être employé vis-à-vis des opérateurs économiques provenant des Etats-Unis.

Il repose sur une procédure en quatre étapes :

– la Commission doit qualifier la mesure comme étant coercitive. La coercition économique existe lorsqu’un pays tiers applique ou menace d’appliquer une mesure affectant le commerce ou les investissements dans le but d’empêcher ou d’obtenir la cessation, la modification ou l’adoption d’un acte particulier par l’Union ou un État membre, et ce faisant interfère dans leurs choix souverains légitimes.

Dans le cas présent, cela demanderait de démontrer que les mesures douanières restreignant l’accès au marché américain envisagées par l’administration américaine constituent un levier de pression vis-à-vis de l’Union ou d’un Etat membre, ce qui ne semble pas être écarté par certains représentants de la Commission européenne ;

– lorsque, à la suite de son examen, la Commission conclut que la mesure d’un pays tiers constitue une coercition économique, elle doit présenter au Conseil une proposition d’acte d’exécution déterminant que la mesure d’un pays tiers remplit les conditions relatives à l’existence d’une coercition économique. Le Conseil détermine l’existence de la coercition économique au moyen d’un acte d’exécution sur la base d’une proposition de la Commission ;

– un dialogue doit ensuite être ouvert avec l’État tiers en vue de faire cesser la coercition et d’obtenir, le cas échéant, la réparation du préjudice ;

– en l’absence de résolution, des mesures de riposte sont adoptées par le biais d’actes d’exécution de la Commission si elles sont nécessaires pour protéger les intérêts et les droits de l’Union européenne et de ses Etats membres et sont dans l’intérêt de l’Union ;

– ces mesures font l’objet d’un réexamen régulier selon l’évolution du contexte.

Outre l’institution de nouveaux droits de douane, figurent également parmi les mesures possibles pour contrecarrer la coercition :

– l’exclusion des marchés publics de fournisseurs, biens ou services provenant des opérateurs du pays tiers concerné ;

– un ajustement défavorable de leur évaluation dans le cadre du processus d’évaluation des offres en matière de passation de contrat public (note réduite, prix réévalué).

Présenté comme un véritable « bazooka » juridique, cet outil vise avant tout un effet dissuasif. Comme le souligne le rapport parlementaire : « par sa seule existence, [il] doit inciter les pays tiers tentés d’exercer des pressions sur l’Union ou l’un de ses États membres à y renoncer » (AN, M. Deprez-Audebert, Rapp. d’info. n° 5123, 22 févr. 2022, p. 41). Son efficacité concrète reste à démontrer.

Face à une ouverture asymétrique des contrats publics, l’Union européenne dispose d’une boîte à outils juridique lui permettant de réagir aux pratiques discriminatoires des États-Unis. L’enjeu réside désormais dans la mise en œuvre effective et stratégique de ces instruments, ce qui nécessite l’adoption d’actes positif par la Commission européenne, sans que chaque État membre ne puisse prendre de décision unilatérale.

On peut relever qu’aucun des dispositifs concernés ne permet de remettre en cause des contrats en cours d’exécution conclus avec des opérateurs économiques provenant des Etats-Unis. Il s’agira donc essentiellement de limiter l’accès de ceux-ci à de nouvelles opportunités en matière de contrats publics sur le sol européen.