Introduction au droit français de la concurrence

Qu’est-ce que le droit français de la concurrence ?

Les deux principales dispositions qui fondent le droit de la concurrence français, les articles L. 420-1 et L. 420-2 du code de commerce, édictent des interdictions en apparence simples. La première interdit la conclusion d’accords ou les pratiques concertées susceptibles d’avoir pour objet ou effet de restreindre la concurrence. La deuxième interdit aux entreprises, si elles détiennent une position dominante, d’abuser de cette position. On comprend à la lecture de deux dispositions du code de commerce précitées que le droit de la concurrence est un droit avant tout jurisprudentiel. Ce sont en pratique l’autorité de la concurrence et les tribunaux qui le façonnent.
Ce caractère jurisprudentiel du droit de la concurrence a plusieurs conséquences. En particulier, alors même que les textes ne changent pas, l’application qui en est faite peut évoluer au fil du temps. D’autre part, le champ libre laissé par les textes permet à l’autorité de la concurrence et aux tribunaux d’appréhender un nombre de pratiques quasiment illimité, dès lors qu’ils considèrent que ces pratiques figurent parmi celles que le droit de la concurrence ? à travers les deux interdictions précitées ? vise à combattre. En effet, combien de pratiques peuvent se cacher derrière les notions relativement vagues d’« abus » ou de « restriction de concurrence »?
L’autorité ou le juge appelés à mettre en oeuvre les interdictions du droit de la concurrence dans un cas d’espèce donné disposent de plusieurs options. Ils peuvent chercher à s’inscrire dans le cadre d’une jurisprudence ou d’une pratique décisionnelle existante. Ils peuvent également s’interroger sur la question de savoir s’il entre dans les objectifs poursuivis par le droit de la concurrence d’interdire la pratique considérée. Le premier point ne pose pas de difficultés sérieuses : il est en réalité relativement facile de dresser un catalogue des pratiques sanctionnées de façon récurrente au cours des années passées. Le deuxième point est plus complexe, car les objectifs poursuivis par le droit de la concurrence, ainsi que les moyens qu’il convient d’employer pour y parvenir, peuvent faire l’objet de débats.
La question des objectifs poursuivis par le droit de la concurrence est intrinsèquement liée à l’évolution de nos économies au cours des deux derniers siècles. Selon une vision extrêmement simplifiée des choses ? dont on se contentera dans le cadre de cet ouvrage pratique ? l’objectif du droit de la concurrence est de préserver la concurrence entre les acteurs économiques, dans la mesure où, dans une économie supposée se réguler par le jeu de l’offre et de la demande, la concurrence entre offreurs et entre demandeurs est nécessaire à une allocation optimale des ressources. Une fois ce principe simpliste énoncé, les difficultés ne font que commencer. Quelle concurrence ? Entre quels types d’acteurs ? Pour atteindre quel objectif précis ? Par quel moyen ? L’on touche ici à la théorie économique, qui est loin d’être une science exacte.
Pour illustrer à quel point cette question des objectifs du droit de la concurrence et des intérêts qu’il cherche à protéger est difficile et pertinente, il faut s’intéresser aux évolutions du droit de la concurrence aux Etats-Unis, où il existe depuis la fin du 19ème siècle, alors que son équivalent français est né après-guerre. De nombreux débats opposent aux Etats-Unis les différentes chapelles d’économistes et de juristes, les promoteurs du maintien d’une certaine structure de la concurrence et les promoteurs d’une concurrence « efficace » quelle que soit sa structure, les partisans de la « Chicago School » et les adeptes de la théorie des jeux, ceux qui cherchent dans les débats parlementaires la preuve que le droit de la concurrence est aussi là pour protéger les petites et moyennes entreprises et ceux qui estiment que la protection du consommateur est son objectif exclusif, ceux qui jugent que certaines pratiques doivent toujours être interdites et ceux qui considèrent que toutes les interdictions doivent pouvoir être remises en cause si elles ont un effet finalement néfaste pour l’économie. Ces théories ont aux Etats-Unis, au fil des ans, une influence directe sur la jurisprudence. En France, même si l’absence de recul suffisant rend difficile une telle appréciation, on peut penser que ces débats ne sont pas et ne seront pas sans impact sur les décisions de l’autorité de la concurrence, dont le collège comprend d’ailleurs généralement d’éminents économistes.
La mise en œuvre du droit de la concurrence est, on le voit, complexe. De ce fait, elle constitue une source d’incertitudes pour les entreprises. Cette incertitude est renforcée par le fait que, sauf pour quelques pratiques pour lesquelles il existe une jurisprudence constante et des critères d’interdiction bien établis, la plupart des interdictions se fondent sur une appréciation au cas par cas de l’effet des pratiques considérées sur les marchés qu’elle concerne. Par exemple, à partir de quelle durée, de quelle structure de marché et de quelle portée une clause d’exclusivité dépasse-t-elle les limites du raisonnable et doit-elle être interdite ? Ou encore : à partir de quel moment une entreprise dominante qui réplique aux actions commerciales de ses petits concurrents franchit-elle la ligne de ce qui relève encore de la concurrence « par les mérites » pour tomber dans un excès abusif ? Cette appréciation in concreto des effets des pratiques sur les marchés pertinents prend une importance de plus en plus déterminante dans les affaires qui sont soumises aux autorités de la concurrence.
Pour le praticien, il existe néanmoins certaines constantes auxquelles il est possible de se raccrocher. D’une part, certaines pratiques semblent interdites per se, sans qu’il soit nécessaire d’entrer dans une démonstration complexe de leurs effets sur la concurrence ou l’économie. Il en est ainsi des cartels, concertations entre concurrents visant à fausser l’indépendance de leurs comportements. Mais les certitudes s’estompent vite pour d’autres types de pratiques, en particulier dans le domaine des abus de position dominante. D’autre part, le droit communautaire, qui prime sur le droit français ou lui sert de guide d’application, comporte des textes ? règlements et communications de la Commission européenne ? qui procurent des critères d’analyse plus précis que le droit français et apportent quelques certitudes aux entreprises. Enfin, une analyse méthodique des décisions de l’autorité française de la concurrence, qui tend tout de même à suivre sa propre pratique décisionnelle, peut permettre de dégager des grands principes. C’est l’objet du présent ouvrage qui, sans prétendre à l’exhaustivité, cherche à établir une photographie du droit français de la concurrence pour la plupart des questions rencontrées dans la pratique au cours de ces dernières années.

Champ d’application du droit de la concurrence français

Champ d’application matériel

Activités de production, distribution et services. L’article L.410-1 du code de commerce dispose que le livre IV de ce même code, qui contient les règles du droit français de la concurrence, s’applique « à toutes les activités de production, de distribution et de service, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques, notamment dans le cadre de conventions de délégation de service public ». En matière contentieuse, l’autorité de la concurrence et les tribunaux sont fréquemment amenés à se prononcer sur certaines activités dont il est soutenu par les défenderesses qu’elles ne relèvent pas de ce champ d’application. Les notions de production, de distribution et de services prévues par le texte de loi lui-même peuvent servir de premiers critères, dans leur sens littéral, pour décider de la qualification d’une activité. En outre, la notion  d’« activité économique » est souvent utilisée pour qualifier les activités auxquelles le droit de la concurrence est appliqué: s’agissant par exemple de services d’insémination artificielle [Décision n°04-D-49 du 28 octobre 2004], ou en ce qui concerne les activités d’une régie municipale en tant qu’offreur de prestations funéraires [Décision n°03-D-33 du 3 juillet 2003], ou encore pour des prestations de délivrance de certificats de conformité[Décision n°02-D-31 du 30 mai 2002]. Il a parfois été considéré qu’une activité remplissait les conditions de l’article L.410-1 lorsqu’elle était rémunérée par une contrepartie librement fixée [Décision n°98-D-34 du 2 juin 1998; Décision n°02-D-31 du 30 mai 2002, Décision n°97-D-71 du 7 octobre 1997]. Pour autant, le mode de financement de l’activité ne constitue pas un critère : dans une affaire concernant la distribution de journaux gratuits, il a par exemple été considéré que cette activité constituait bien une activité économique même si les journaux étaient distribués gratuitement [Avis n° 04-A-19 du 21 octobre 2004]. A l’inverse, il a été décidé que la perception des cotisations obligatoires à l’URSSAF ne constituait pas une activité économique entrant dans le champ d’application de l’article L.410-1 [Décision n°03-D-48 du 22 octobre 2003].
Qualité de l’auteur des pratiques. La qualité de l’auteur des pratiques ne devrait pas être de nature à influer sur la question de savoir si le droit de la concurrence est susceptible de s’appliquer ou non, l’article L.410-1 du code de commerce ne retenant qu’un critère lié à l’activité exercée et non à l’entité qui l’exerce. Il a par exemple été considéré que l’activité de commissaire-priseur constituait une « activité économique » relevant de l’article L.410-1, comme cela a d’ailleurs été décidé pour d’autres professions libérales, précisant que la forme juridique sous laquelle l’activité est exercée n’importe pas pour déterminer si une pratique entre dans le champ d’application défini par l’article L.410-1 du code de commerce [Décision n°04-D-56 du 15 novembre 2004,. Voir aussi : Cour d’appel de Paris, arrêt du 28 janvier 1997, Décision n°99-D-15 du 24 février 1999, ; Décision n°06-D-36 du 6 décembre 2006; Décision n°08-D-06 du 2 avril 2008 (médecins), non encore publiée]. De même, conformément à ce que prévoit le texte de loi lui-même, la nature publique ou privée de l’entité qui est l’auteur de la pratique litigieuse n’est pas pertinente pour déterminer l’existence d’une activité économique. Le Conseil de la concurrence a ainsi pu se prononcer sur des pratiques de l’association pour les fouilles archéologiques nationales, tout en imputant ces pratiques à l’Etat, qui était « intervenu directement comme opérateur économique » à travers cette association dont il contrôlait les décisions [Décision n°02-D-18 du 13 mars 2002]. De même, une municipalité peut être l’auteur d’une pratique anti-concurrentielle [Voir par exemple la décision n° 08-D-34 du 22 décembre 2008]. Enfin, on relèvera la particularité des associations d’entreprises ou syndicats professionnels, puisqu’il est considéré en matière d’ententes que « le fait que le support d’une telle concertation soit une association ou un syndicat n’exerçant pas d’activité économique en propre n’empêche pas de lui appliquer le droit de la concurrence, dès lors que les pratiques ont associé ses adhérents, lesquels exercent, eux, une activité d’une telle nature, et qu’elles sont susceptibles d’affecter de façon sensible un marché [Avis n°04-A-02 du 16 janvier 2004. Voir aussi la décision n°06-D-03bis du 9 mars 2006].
Champ d’application et compétence. La question du champ d’application du droit de la concurrence ne doit pas être confondue avec celle du champ de compétence, plus restreint, de l’autorité française de la concurrence. Cette question de la compétence se pose régulièrement lorsqu’une entité publique est impliquée et on renverra sur ce point au chapitre du présent ouvrage consacré aux règles de compétence de l’Autorité de la concurrence.

Champ d’application géographique

Effet sur le territoire national. Les articles L.420-1 et L.420-2 du code de commerce, qui interdisent respectivement les ententes anticoncurrentielles et les abus de position dominante ou de dépendance économique, sont applicables aux pratiques susceptibles d’avoir des effets sur un ou plusieurs marchés situés sur le territoire national. Le fait que l’auteur des pratiques soit implanté en France ou non n’est pas pertinent à cet égard, ainsi que cela résulte clairement du texte même de l’article L.420-1 du code de commerce, qui sanctionne des pratiques mises en œuvre « même par l’intermédiaire direct ou indirect d’une société du groupe implantée hors de France ». Il a par exemple été considéré que l’exercice de menaces et de pressions sur des concessionnaires étrangers par une filiale locale d’un constructeur automobile, en vue de les amener à limiter leurs ventes à l’exportation à destination de la France, était de nature à produire des effets sur le territoire national [Décision n°03-D-67 du 23 décembre 2003, confirmée par la Cour d’appel de Paris, arrêt du 21 septembre 2004]. A l’inverse, il a été estimé qu’une pratique de refus de vente, par un fournisseur, à une entreprise ayant pour seule activité possible l’exportation des produits concernés hors du territoire national ne tombait pas dans le champ de l’article L.420-2 du code de commerce [Décision n°04-D-77 du 22 décembre 2004]. En ce qui concerne la vente de produits ou la prestation de services par une entreprise française vers d’autres pays que la France, il pourrait être considéré dans certains cas qu’une pratique a des effets indirects sur le territoire national, en raison de la possibilité de re-exportation des produits ou services concernés vers la France [Voir pour un raisonnement a contrario : Décision n°2000-D-83 du 13 février 2001]. Enfin, on notera que les dispositions du code de commerce en matière de concurrence ne sont pas applicables à certaines zones géographiques d’outre-mer, en application du livre IX du code de commerce. Cependant, même lorsque de telles zones sont concernées, il peut être considéré qu’une pratique relève du droit français de la concurrence lorsqu’elle est susceptible d’avoir un effet sur une activité d’exportation localisée et destinée à une clientèle située en France Métropolitaine [Décision n°04-D-45 du 16 septembre 2004,; Cour d’appel de Paris, arrêt du 12 avril 2005].

Liens avec le droit communautaire

Application du droit communautaire. Le droit communautaire comporte, dans ses articles 81 du Traité CE interdisant les ententes et 82 du Traité CE interdisant les abus de position dominante, des dispositions très similaires aux interdictions prescrites par les articles L.420-1 et L.420-2 du code de commerce. Les dispositions communautaires s’appliquent dès lors que la pratique considérée est susceptible d’affecter les échanges entre Etats Membres de la Communauté. La pratique décisionnelle française établit désormais de façon récurrente un principe selon lequel trois éléments doivent être démontrés pour établir que des pratiques sont susceptibles d’avoir sensiblement affecté le commerce intracommunautaire : l’existence d’échanges entre États membres portant sur les produits faisant l’objet de la pratique (premier point), l’existence de pratiques susceptibles d’affecter ces échanges (deuxième point) et le caractère sensible de cette possible affectation (troisième point) [ Décision n°07-D-21 du 26 juin 200 Décision n°07-D-24 du 24 juillet 2007]. La question de savoir si ces trois conditions sont remplies est vérifiée au cas par cas, en s’inspirant de la communication publiée par la Commission européenne à ce sujet. Enfin, on relèvera que, même dans des affaires dans lesquelles le droit français n’est pas applicable, parce que la pratique n’a pas d’effet sur le territoire national, l’autorité de la concurrence française est susceptible d’appliquer le seul droit communautaire [Décision n°04-D-77 du 22 décembre 2004].
Liens avec le droit français. L’application du droit français de la concurrence est quasiment indissociable de celle du droit communautaire de la concurrence. En effet, dans les situations où ce dernier est applicable, un certain nombre de règles découlant de la primauté du droit communautaire sur les droits nationaux ont une influence directe sur la façon dont le droit français doit être mis en œuvre (voir ci-dessous les règles découlant du règlement communautaire n°1/2003). Cela est d’autant plus vrai lorsque les autorités communautaires ont déjà adopté des décisions concernant la pratique considérée, qui s’imposent alors aux autorités et juridictions nationales [Voir par exemple : décision n°04-D-19 du 19 mai 2004]. D’autre part, même dans les situations où le droit communautaire n’est pas applicable, le Conseil de la concurrence et les tribunaux ont pu se servir du droit communautaire comme d’un « guide d’analyse » pour l’application du droit français [Voir par exemple : décision n°03-D-40 du 5 septembre 2003; Décision n°04-D-64 du 30 novembre 2004,; Décision n°03-D-69 du 26 décembre 2003,]. En règle générale, il ne semble pas exister de grandes différences sur le fond (contrairement aux règles de procédure, qui sont très différentes) entre la façon dont les autorités communautaires et françaises appréhendent la plupart des pratiques anti-concurrentielles au regard, respectivement, du droit communautaire et du droit français.
Règlement communautaire n°1/2003. Le règlement communautaire n°1/2003 du 16 décembre 2002 est le texte de base contenant les règles de procédure relatives à l’application du droit communautaire de la concurrence, et plus particulièrement des articles 81 et 82 du Traité CE [JOCE 2003 L 1 du 4 janvier 2003]. Il prévoit également plusieurs principes concernant la compétence des autorités et des juridictions nationales lorsque le droit communautaire est applicable. Ainsi, l’article 3 de ce règlement dispose que, lorsque les autorités ou juridictions nationales appliquent leur droit national de la concurrence à des pratiques visées par les articles 81 ou 82 du Traité CE, elles appliquent également le droit communautaire de la concurrence si celui-ci est applicable. Le Conseil de la concurrence est donc souvent amené à appliquer à la fois le droit national et le droit communautaire de la concurrence. En outre, selon ce même article 3, l’application du droit national de la concurrence ne doit pas entraîner l’interdiction d’accords, de décisions d’associations d’entreprises ou de pratiques concertées qui ne sont pas contraires à l’article 81 du Traité CE ou sont exemptées au titre de ce même article 81, dès lors que celui-ci est applicable. Quand une pratique est susceptible d’affecter les échanges entre Etats Membres de la Communauté, il n’est donc pas possible de se contenter d’une analyse en application du droit national, puisque celui-ci peut devoir s’effacer devant les solutions résultant du droit communautaire. Enfin, le règlement prévoit en ses articles 11, 12 et 13 des règles de procédure en matière de coopération entre autorités nationales de la concurrence et entre celles-ci et la Commission, ainsi que des règles applicables en cas d’ouverture d’une procédure par plusieurs autorités sur une même affaire. On renverra au texte du règlement pour plus de détails.