Entreprises dominantes et ventes liées

La théorie économique distingue en principe le couplage « pur », qui concerne la vente couplée de services ou produits qui ne sont pas vendus séparément par ailleurs, du couplage mixte, qui concerne des pratiques de couplage (généralement associées à un avantage, par exemple une remise de couplage) de produits ou services qui peuvent également être achetés séparément. Cette terminologie est reprise dans les décisions récentes, dans lesquelles il est considéré que les pratiques de couplage mixte, même émanant d’une entreprise dominante, sont en principe moins nocives pour la concurrence que les pratiques de couplage pur [Décision n°05-D-13 du 18 mars 2005]. Ces deux pratiques peuvent toutefois être constitutives d’un abus de position dominante lorsqu’elles ont pour objet ou effet de restreindre la concurrence, en permettant à une entreprise qui est dominante sur au moins un des marchés concernés par les produits ou services couplés, d’étendre ou de renforcer sa domination. Il existe plusieurs exemples de condamnations concernant des entreprises qui détiennent ou ont détenu un monopole, et on renverra donc à la section du présent ouvrage concernant cet aspect. Cependant, l’interdiction du couplage ne se limite pas aux secteurs en cours de libéralisation, comme le montrent les exemples décrits ci-dessous.
Couplage interdit. Le couplage abusif peut prendre plusieurs formes, avec une gradation du caractère obligatoire de l’achat couplé pour le consommateur qui va de l’obligation pure et simple à l’incitation. L’incitation peut résulter, classiquement, d’une réduction de prix (ou « remise de couplage »), mais aussi dans certaines circonstances spécifiques de la présentation simultanée des produits, comme le montre l’affaire des pompes funèbres de Vitré décrite ci-dessous [Décision n°03-D-15 du 17 mars 2003]. Cependant, conformément à une tendance récente en droit français et en droit communautaire de la concurrence, l’analyse économique des pratiques abusives est de plus en plus approfondie et doit tendre, pour aboutir à une condamnation, à la démonstration vraisemblable d’un effet sur les marchés concernés. Ceci dépend notamment de la durée du couplage, de l’importance de son caractère incitatif et de la campagne publicitaire qui l’entoure, ainsi que du contexte concurrentiel dans lequel s’inscrit la pratique [Décision n°05-D-13 du 18 mars 2005]. Pour la même raisons, le couplage n’est interdit que s’il existe une alternative aux produits couplés sur le marché, faute de quoi l’effet anti-concurrentiel paraît difficilement démontrable [Décision n°06-D-16 du 20 juin 2006]. Par ailleurs, il a été considéré dans une décision récente qu’une pratique de couplage revient nécessairement « à lier la fourniture de deux produits distincts relevant de deux marchés », ce qui n’est pas le cas si les produits ou services couplés sont techniquement indissociables [Décision n°08-D-10 du 7 mai 2008]. Enfin, le couplage ne peut en principe être justifié que par une justification objective, et non par l’existence d’un usage commercial, la demande des clients ou des motifs d’intérêt général (par exemple pour assurer la sécurité des produits) qui n’auraient pas fait l’objet d’une réglementation contraignante [Décision n°07-D-28 du 13 septembre 2008].
Décision Lilly France. Dans une décision de 1996, l’entreprise pharmaceutique Lilly France a été sanctionnée pour avoir lié l’octroi de remises tarifaires sur un produit pour lequel elle détenait une position dominante, à l’achat simultané d’un autre produit. Sur le marché de cet autre produit, deux nouveaux concurrents étaient apparus récemment [Décision n°96-D-12 du 5 mars 1996]. La décision rappelle le principe selon lequel une entreprise dominante est en droit de se défendre contre les offres émanant de ses concurrents, à condition que cette défense « demeure dans les limites d’un comportement compétitif normal et d’une concurrence légitime ». En l’espèce, il a été considéré que les remises de couplage ainsi offertes aux clients achetant les deux produits simultanément étaient artificielles, discriminatoires et revêtaient le caractère de primes de fidélité. Par leur importance (de 7% à 15%), elles avaient pu limiter l’accès au marché par ses concurrents. La Cour d’appel de Paris a confirmé cette décision, relevant en outre que la société Lilly France avait augmenté de façon significative les prix de base du produit pour lequel elle détenait une position dominante pendant la période du couplage [Cour d’appel de Paris, arrêt du 6 mai 1997]. Ceci pouvait non seulement rendre d’autant plus attractive les remises offertes en cas d’achat simultané des produits couplés, mais aussi minimiser l’impact financier de ces remises pour l’entreprise dominante. Les principes ainsi dégagés pour qualifier d’abusive la remise de couplage ont été confirmés par la Cour de cassation, qui a rejeté le pourvoi de la société Lilly France [Cour de cassation, arrêt du 15 juin 1999]. On relèvera enfin que des décisions plus récentes se sont prononcées sur des pratiques de remises de couplage similaires dans le secteur pharmaceutique [Décision n°03-D-35 du 24 juillet 2003].
Affaire des pompes funèbres de Vitré. Dans une décision de 2003, une entreprise de pompes funèbres a été sanctionnée pour avoir mis en œuvre des pratiques qui avaient pour effet de maintenir sa position dominante sur le marché local des pompes funèbres [Décision n°03-D-15 du 17 mars 2003]. Cette entreprise s’était vue confier par la municipalité de Vitré l’exploitation d’une chambre funéraire. Lors de la construction du bâtiment, elle avait fait en sorte d’installer un magasin pour les prestations accessoires (par exemple la fourniture de cercueils), avec des portes communicantes entre le magasin et la chambre funéraire. Il a été considéré que le fait de disposer d’une chambre funéraire à proximité de son magasin constituait pour une entreprise de pompes funèbres un avantage commercial important. Dans ce contexte, le fait de ne pas opérer de distinction entre la chambre funéraire et le local abritant les autres prestations commerciales de pompes funèbres constituait un abus de position dominante ayant pour objet et ayant pu avoir pour effet de dissuader les familles de faire appel aux autres entreprises intervenant sur le marché local des pompes funèbres et de limiter ainsi le libre exercice de la concurrence. Cette décision va donc assez loin dans la caractérisation d’une pratique de « couplage », même si l’on doit relever que le contexte des pompes funèbres est sans doute spécifique puisque plusieurs dispositions réglementaires visent à stimuler la concurrence dans ce secteur, par exemple en imposant aux opérateurs de chambres funéraires de communiquer la liste des opérateurs concurrents pour les prestations funéraires annexes. D’autres décisions plus récentes concernant des organismes de pompes funèbres sont allées dans le même sens [Décision n°08-D-09 du 6 mai 2008, non encore publiée; Décision n° 08-D-34 du 22 décembre 2008].
Affaire Canal Plus. Cette affaire de 2005 concernait la licéité d’une offre de la société Canal Plus, en position dominante sur le marché de la télévision à péage, couplant l’accès à la chaîne Canal Plus et au bouquet de chaînes par satellite Canalsatellite, pour un prix inférieur à celui de ces deux prestations vendues séparément [Décision n°05-D-13 du 18 mars 2005]. La décision énonce tout d’abord que la position dominante détenue par Canal Plus ne saurait « a priori et par principe » lui interdire la pratique litigieuse, sans démonstration spécifique d’un objet ou d’un effet anti-concurrentiels. La décision expose ensuite le calcul du montant de la prime offerte en cas d’achat simultané des prestations couplées, en comparant le prix pratiqué en cas de couplage avec celui pratiqué lorsque les prestations sont acquises séparément. Puis, les éventuelles justifications économiques sous-jacentes au couplage sont envisagées: économies de coûts, notamment en matière de facturation de commercialisation et de gestion, autres avantages pour les consommateurs, tels que la facturation unique et l’utilisation d’un seul décodeur. La décision relève également que Canal Plus avait déjà pratiqué des offres couplées avant même l’apparition de TPS, son principal concurrent. La décision conclut à l’absence d’objet anti-concurrentiel des pratiques de Canal Plus, allant jusqu’à préciser que son comportement n’avait pas excédé les limites de la concurrence par les mérites. Concernant enfin les effets de la pratique considérée, la décision distingue le cas d’espèce de précédentes décisions, dans lesquelles il avait été déduit de l’existence même des pratiques de couplage qu’elles avaient nécessairement eu des effets sur le marché pertinent : ces décisions spécifiques concernaient des « pratiques dans lesquelles le produit liant appartenait à un marché monopolistique, le produit lié étant offert sur un marché connexe ouvert à la concurrence ou d’offres liant un produit incontournable à d’autres produits sur des marchés connexes, ou encore, des pratiques où le produit liant et le produit lié étaient indissociables, aucun des deux produits ne pouvant être vendu séparément ». Adoptant la terminologie économique d’usage, les pratiques de Canal Plus sont qualifiées de couplage « mixte » (les services couplés pouvant être acquis séparément), se distinguant du couplage « pur », plus nocif pour la concurrence. Au vu de la durée de l’offre (5 mois), de l’absence de campagne publicitaire d’envergure et de l’évolution positive des parts de marché du principal concurrent de Canal Plus, la décision conclut à l’absence d’effets anti-concurrentiels de l’offre litigieuse, malgré l’importance de la remise de couplage (50%). Cette affaire constitue un bon exemple de l’évolution de la pratique décisionnelle récente vers une analyse économique de plus en plus circonstanciée et fondée sur les effets réels de la pratique litigieuse sur le marché. Cette approche a été confirmée en l’espèce par la Cour d’appel de Paris, qui a rejeté le recours en annulation de la décision du Conseil [Cour d’appel de Paris, arrêt du 15 novembre 2005, Jurisdata n° 2005-293749].